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Page:Chateaubriand - Les Natchez, 1872.djvu/112

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craindre un mouvement parmi les sauvages.

Si Ondouré accablait René de ses calomnies, Febriano lui prêtait ses crimes : le peuple racontait que le frère d’Amélie avait marché sur un crucifix, qu’il avait vendu son âme au démon, qu’il passait sa vie dans les forêts avec une femme indienne abandonnée à la magie, qu’ayant été tué dans une bataille contre les Illinois, un sauvage, nécromancien comme lui, lui avait rendu la vie : élévation du génie, dévouement de l’amour, prodiges de l’amitié et de la vertu, vous serez toujours incompréhensibles aux hommes !

Le gouverneur, à la lecture de la lettre du capitaine, ne douta pas que l’étranger ne fût cet homme inconnu, naturalisé Natchez : il ordonna de le conduire devant lui. Le bruit se répandit aussitôt dans la ville que le fameux chef français des Natchez était fait prisonnier : les rues furent obstruées d’une foule superstitieuse, et les fenêtres bordées de spectateurs. Au milieu de ce tumulte, René, escorté d’un détachement de soldats de marine, débarque à la cale du port ; des cris de Vive le roi ! retentissent, comme si l’on eût remporté quelque victoire. Cependant l’étonnement fut extrême lorsque, au lieu du personnage attendu, on ne vit qu’un beau jeune homme dont la démarche était noble sans fierté, et qui n’avait sur le front ni insolence ni remords.

Le gouverneur reçut René dans une galerie où se trouvaient réunis les officiers, les magistrats et les principaux habitants de la ville. Adélaïde, fille du gouverneur, avait aussi voulu voir celui qu’elle connaissait par les récits du capitaine d’Artaguette, et dont elle venait de lire les tablettes avec un mélange d’intérêt et d’étonnement. Lorsque René parut, il se fit un profond silence. Il s’avança vers le gouverneur et lui dit : « Je vous étais venu chercher. La fortune, pour la première fois de ma vie, m’a été favorable : elle m’amène devant vous plus tôt que je ne l’aurais espéré. »

La contenance, les regards, la voix de l’étranger, surprirent l’assemblée ; on ne pouvait retrouver en lui le vagabond sans éducation et sans naissance que dénonçait la renommée. Le gouverneur, d’un caractère froid et réservé, fut lui-même frappé de l’air de noblesse du frère d’Amélie : il y avait dans René quelque chose de dominateur, qui s’emparait fortement de l’âme. Adélaïde paraissait tout agitée ; mais son père, loin d’être mieux disposé en faveur de l’inconnu, le regarda dès lors comme infiniment plus dangereux que l’homme vulgaire dont parlaient les dépêches du fort Rosalie.

— Puisque vous m’étiez venu chercher, dit le gouverneur, vous aviez sans doute quelque chose à me dire : quel est votre nom ?

— René, répondit le frère d’Amélie.

— Tout le monde l’avait supposé, répliqua le gouverneur. Vous êtes Français et naturalisé Natchez ? Eh bien, que me voulez-vous ?

— Puisque savez déjà qui je suis, répondit René, vous aurez sans doute aussi deviné le sujet qui m’amène. Adopté par Chactas, illustre et sage vieillard de la nation des Natchez, j’ai été témoin de toutes les injustices dont on s’est rendu coupable envers ce peuple. Un vil ramas d’hommes enlevés à la corruption de l’Europe a dépouillé de ses terres une nation indépendante. On a troublé cette nation dans ses fêtes, on l’a blessée dans ses mœurs, contrariée dans ses habitudes. Tant de calamités l’ont enfin soulevée ; mais avant de prendre les armes elle vous a demandé, et elle a espéré de vous justice : trompée dans son attente, de sanglants combats ont eu lieu. Quand on a vu que l’on ne pouvait dompter les Natchez à force ouverte, on a eu recours à des trêves mal observées par les chefs de la colonie. Il y a peu de jours que le commandant du fort Rosalie s’est porté aux derniers outrages ; j’ai été désigné avec Adario, frère du père de ma femme, comme une des premières victimes. On a saisi le sachem, on l’a vendu publiquement : j’ignore les malheurs qui ont pu suivre cette monstrueuse violence. Je me suis venu remettre en vos mains, et me proposer en échange pour Adario.

Je n’entrerai point dans des justifications que je dédaigne, ne sachant d’ailleurs de quoi on m’accuse : le soupçon des hommes est déjà une présomption d’innocence. Je viens seulement vous déclarer que s’il y a quelque conspirateur parmi les Natchez, c’est moi, car je me suis toujours opposé à vos oppressions. Comme Français je vous puis paraître coupable ; comme homme je suis innocent. Exercez donc sur moi votre rigueur, mais souffrez que je vous le demande : Pouvez-vous punir Adario d’avoir défendu son pays ? Revenez à des sentiments plus équitables, brisez les fers d’un généreux sauvage dont tout le crime est d’avoir aimé sa patrie. Si vous m’ôtez la liberté et si vous la rendez au sachem, vous satisferez à la fois la justice et la prudence. Qu’on ne dise pas qu’on nous peut retenir tous deux : en brisant les fers d’Adario, vous disposerez en votre faveur les Indiens qui révèrent ce vieillard, et qui ne vous pardonneraient jamais son esclavage ; en portant sur moi vos vengeances, vous n’armerez pas un bras contre vous ; personne, pas même moi, ne réclamera contre la balle qui me percera la poitrine. »

On ne saurait décrire l’effet que ce discours produisit sur l’assemblés. Adélaïde versait des larmes : appuyée sur le dos du fauteuil de son père, elle avait écouté avidement les paroles du frère d’A-