Page:Chateaubriand - Les Natchez, 1872.djvu/123

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

avait raconté les miracles. « Comme il ressemble à sa sœur ! » disait Adélaïde, qui ne se lassait point de le regarder. « Quel frère ! et quelle sœur ! » répétait-elle. À ces noms de frère et de sœur, René avait baissé la tête.

— Mila la blanche, dit la future épouse d’Outougamiz à Adélaïde, tu ris, mais j’ai cependant noué ma ceinture aussi bien que toi, René servait d’interprète. Adélaïde fit demander à Mila pourquoi elle l’appelait Mila la blanche. Mila posa la main sur le cœur de Harlay, son voisin, ensuite sur celui d’Adélaïde, qui rougissait, et elle se prit à rire : « Bon ! s’écria-t-elle, demande-moi encore pourquoi je t’appelle Mila la blanche ! Voilà comme je rougis quand je regarde Outougamiz. »

On ne brise point la chaîne de sa destinée : pendant le repas, d’Artaguette reçut une lettre du fort Rosalie. Cette lettre, écrite par le père Souël, momentanément revenu aux Natchez, avertissait le capitaine qu’une nouvelle dénonciation contre René venait d’être envoyée au gouverneur général ; que, malgré la délivrance d’Adario, on conservait de grandes inquiétudes ; que divers messagers étaient partis des Natchez dans un dessein inconnu ; qu’Ondouré accusait Chactas et Adario de l’envoi des messagers, tandis qu’il était probable que ces négociations secrètes avec les nations indiennes étaient l’œuvre même d’Ondouré et de la Femme Chef. Le père Souël ajoutait que si René avait été rendu à la liberté, il lui conseillait de ne pas rester un seul moment à la Nouvelle-Orléans, où ses jours ne lui paraissaient pas en sûreté.

D’Artaguette, après le repas, communiqua cette lettre à René, et l’invita à retourner sur-le-champ aux Natchez. « Moi-même, dit-il, je partirai incessamment pour le fort Rosalie ; ainsi nous allons bientôt nous retrouver. Quant à Céluta, vous n’avez plus rien à craindre ; il lui serait impossible dans ce moment de vous suivre, mais mon frère, Adélaïde et Harlay lui serviront de famille ; lorsqu’elle sera guérie, elle reprendra le chemin de son pays ; vous la pourrez venir chercher vous-même à quelque distance de la Nouvelle-Orléans. »

René voulait apprendre son départ à Céluta : le médecin s’y opposa ; disant qu’elle était hors d’état de soutenir une émotion violente et prolongée. Le capitaine se chargea d’annoncer à sa sœur indienne la triste nouvelle quand René serait déjà loin : il se flattait de rendre le coup moins rude par toutes les précautions de l’amitié.

Avant de quitter la Nouvelle-Orléans, le frère d’Amélie remercia ses hôtes, Jacques et sa mère, le général d’Artaguette, Adélaïde et Harlay. « Je suis sans doute, leur dit-il, un homme étrange à vos yeux, mais peut-être que mon souvenir vous sera moins pénible que ma présence. »

René se rendit ensuite auprès de sa femme : il la trouva presque heureuse ; elle tenait son enfant endormi sur son sein. Il serra la mère et la fille contre son cœur avec un attendrissement qui ne lui était pas ordinaire : reverrait-il jamais Céluta ? quand et dans quelles circonstances la reverrait-il ? Rien n’était plus déchirant à contempler que ce bonheur de Céluta : elle en avait si peu joui ? et elle semblait le goûter au moment d’une séparation qui pouvait être éternelle ! L’Indienne elle-même, effrayée des étreintes affectueuses de son mari, lui dit : « Me faites-vous des adieux ? » Le frère d’Amélie ne lui répondit rien. Malheur à qui était pressé dans les bras de cet homme ! il étouffait la félicité.

Dès la nuit même René quitta la Nouvelle-Orléans avec Outougamiz et Mila ; ils remontèrent le fleuve dans un canot indien. En arrivant aux Natchez, un spectacle inattendu se présenta à leurs regards.

Des colons poussaient tranquillement leurs défrichements jusqu’au centre du grand village et autour du temple du Soleil ; des sauvages les regardaient travailler avec indifférence, et semblaient avoir abandonné à l’étranger la terre où reposaient les os de leurs aïeux.

Les trois voyageurs virent Adario, qui passait à quelque distance ; ils coururent à lui : au bruit de leurs pas, le sachem tourna la tête, et fit un mouvement d’horreur en apercevant le frère d’Amélie. Le vieillard frappa dans la main de son neveu, mais refusa de prendre la main du mari de sa nièce. René venait d’offrir sa vie pour racheter celle d’Adario !

— Mon oncle, dit Outougamiz, veux-tu que je casse la tête à ces étrangers qui sèment dans le champ de la patrie ?

— Tout est arrangé, » répondit Adario d’une voix sombre, et il s’enfonça dans un bois.

Outougamiz dit à Mila : « Les sachems ont tout arrangé, il ne reste plus à faire que notre mariage. » Mila retourna chez ses parents, dont elle eut à soutenir la colère ; elle les apaisa en leur apprenant qu’elle allait épouser Outougamiz. René se rendit à la cabane de Chactas : le sachem était au moment de partir pour une mission près des Anglais de la Géorgie.

 

Devenu le maître de la nation, Ondouré avait dérobé à Chactas la connaissance d’un projet que la vertu de ce sachem eut repoussé ; il éloignait l’homme vénérable, afin qu’il ne se trouvât pas au conseil général des Indiens, où le plan du conspirateur devait être développé.

Le noble et incompréhensible René garda avec Chactas et le reste des Natchez un profond silence