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cence et que le soleil de l’âge d’or se levait aux chants d’un peuple de pasteurs.

Un mouvement dans la cabane tira le voyageur de sa rêverie : il aperçut alors le patriarche des sauvages assis sur une natte de roseau. Auprès du foyer, Saséga, laborieuse matrone, faisait infuser des dentelles de Loghetto avec des écorces de pin rouge, qui donnent une pourpre éclatante. Dans un lieu retiré, la nièce de Chactas empennait des flèches avec des plumes de faucon. Céluta, son amie, qui l’était venue visiter, semblait l’aider dans son travail ; mais sa main, arrêtée sur l’ouvrage, annonçait que d’autres sentiments occupaient son cœur.

Le frère d’Amélie s’était endormi l’homme de la société, il se réveillait l’homme de la nature. Le ciel était sur sa tête, comme le dais de sa couche ; des courtines de feuillages et de fleurs semblaient pendre de ce dais superbe ; des vents soufflaient la fraîcheur et la santé ; des hommes libres, des femmes pures, entouraient la couche du jeune homme. Il se serait volontiers touché pour s’assurer de son existence, pour se convaincre qu’autour de lui tout n’était pas illusion. Tel fut le réveil du guerrier aimé d’Armide, lorsque l’enchanteresse, trouvant son ennemi plongé dans le sommeil, l’emporta sur une nue et le déposa dans les bocages des îles Fortunées.

René se lève, sort, se plonge dans l’onde voisine, respire l’odeur des sassafras et des liquidambars, salue la lumière de l’orient, les flots du Meschacebé, les savanes et les forêts, et rentre dans la cabane.

Cependant les femmes souriaient des manières de l’étranger ; c’était de ce sourire de femmes qui ne blesse point. Céluta fut chargée d’apprêter le repas de l’hôte de Chactas : elle prit de la farine de maïs, qu’elle pétrit avec de l’eau de fontaine ; elle en forma un gâteau qu’elle présenta à la flamme, en le soutenant avec une pierre. Elle fit ensuite bouillir de l’eau dans un vase en forme de corbeille ; elle versa cette eau sur la poudre de la racine de smilax : ce mélange exposé à l’air se changea en une gelée rose d’un goût délicieux. Alors Céluta retira le pain du foyer et l’offrit au frère d’Amélie ; elle lui servit en même temps, avec la gelée nouvelle, un rayon de miel et de l’eau d’érable.

Ayant fini ces choses avec un grand zèle, elle se tint debout fort agitée devant l’étranger. Celui-ci, enseigné par Chactas, se leva, imposa les deux mains en signe de deuil sur la tête de l’Indienne, car elle avait perdu son père et sa mère, et elle n’avait plus pour soutien que son frère Outougamiz. La famille poussa les trois cris de douleur appelés cris de veuve : Céluta retourna à son ouvrage ; René commença son repas du matin.

Alors Céluta, chargée d’amuser le guerrier blanc, se mit à chanter. Elle disait :

« Voici le plaqueminier ; sous ce plaqueminier il y a un gazon ; sous ce gazon repose une femme. Moi qui pleure sous le plaqueminier, je m’appelle Céluta, je suis fille de la femme qui repose sous le gazon ; elle était ma mère.

« Ma mère me dit en mourant : Travaille ; sois fidèle à ton époux quand tu l’auras trouvé ; s’il est heureux, sois humble et timide ; n’approche de lui que lorsqu’il te dira : Viens, mes lèvres veulent parler aux tiennes.

« S’il est infortuné, sois prodigue de tes caresses ; que ton âme environne la sienne, que ta chair soit insensible aux vents et aux douleurs. Moi, qui m’appelle Céluta, je pleure maintenant sous le plaqueminier ; je suis la fille de la femme qui repose sous le gazon. »

L’indienne, en chantant ces paroles, tremblait, et des larmes coulaient comme des perles le long de ses joues : elle ne savait pourquoi, à la vue du frère d’Amélie, elle se souvenait des derniers conseils de sa mère. René sentait lui-même ses yeux humides. La famille partageait l’émotion de Céluta ; et toute la cabane pleurait de regret, d’amour et de vertu. Tel fut le repas du matin.

À peine cette scène était terminée qu’un guerrier parut : il apportait une hache en présent à l’étranger, pour qu’il se bâtît une cabane. Il conduisait en même temps une vierge plus belle et plus jeune que Chryséis, afin que le nouveau fils de Chactas commençât un lit dans le désert. Céluta baissa la tête dans son sein : Chactas, averti de ce qui se passait, devina le reste. Alors, d’une voix courroucée : « Veut-on faire un affront à Chactas ? Le guerrier adopté par moi ne doit pas être traité comme un étranger. »

Consterné à cette réprimande du vieillard, l’envoyé frappa des mains, et s’écria : « René, adopté par Chactas, ne doit pas être regardé comme un étranger. »

Cependant Chactas conseilla au frère d’Amélie de faire un présent à Mila, dans la crainte d’offenser une famille puissante qui comptait plus de trente tombeaux. René obéit : il ouvrit une cassette de bois de papaya ; il en tira un collier de porcelaine : ce collier était monté sur un fil de la racine du tremble, appelé l’arbre du refus, parce que la liane se dessèche autour de son tronc. René faisait ces choses par le conseil de Chactas ; il donna le collier à Mila, à peine âgée de quatorze ans, en disant : « Heureux votre père et votre mère ! plus heureux celui qui sera votre époux ! » Mila jeta le collier à terre.

La paix descendit sur la cabane le reste de la