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journée ; Céluta retourna chez son frère Outougamiz ; Mila, chez ses parents ; et Chactas alla converser avec les sachems.

Le soir on se rassembla sous les tulipiers : la famille prit un repas sur l’herbe, semée de verveine empourprée et de ruelles d’or. Le chant monotone du will-poor-will, le bourdonnement du colibri, le cri des dindes sauvages, les soupirs de la nonpareille, le sifflement de l’oiseau moqueur, le sourd mugissement des crocodiles dans les glaïeuls, formaient l’inexprimable symphonie de ce banquet.

Échappés du royaume des ombres et descendant sans bruit à la clarté des étoiles, les songes venaient se reposer sur le toit des sauvages. C’était l’heure où le cyclope européen rallume la fournaise dont la flamme se dilate ou se concentre aux mouvements des larges soufflets. Tout à coup un cri retentit : réveillées en sursaut dans la cabane, les femmes se dressent sur leur couche ; Chactas prête l’oreille ; une Indienne soulève l’écorce de la porte, et ces mots se pressent sur ses lèvres : « Les méchants Manitous sont déchaînés : sortez ! sortez ! » La famille se précipite sous les tulipiers.

La nuit régnait : des nuages brisés ressemblaient, dans leur désordre sur le firmament, aux ébauches d’un peintre dont le pinceau se serait essayé au hasard sur une toile azurée. Des langues de feu livides et mouvantes léchaient la voûte du ciel. Soudain ces feux s’éteignent : on entend quelque chose de terrible passer dans l’obscurité, et du fond des forêts s’élève une voix qui n’a rien de l’homme.

Dans ce moment un guerrier se présente à la porte de la cabane ; il adresse à Chactas ces paroles précipitées : « Le conseil de la nation s’assemble ; les blancs se préparent à lever la hache contre nous ; il leur est arrivé de nouveaux soldats. D’une autre part, le trouble est dans la nation : la Femme-Chef, mère du jeune Soleil, est en proie aux mauvais génies ; Ondoure paraît possédé d’une passion funeste. Le grand-prêtre parle d’oracles et de songes ; on murmure sourdement contre le Français que vous voulez faire adopter. Vous êtes témoin des prodiges de la nuit : hâtez-vous de vous rendre au conseil. »

En achevant ces mots, le messager poursuit sa route et va réveiller Adario. Chactas rentre dans sa cabane : il suspend à son épaule gauche son manteau de peau de martre ; il demande son bâton d’hicory, surmonté d’une tête de vautour. Miscoue avait coupé ce bâton dans sa vieillesse ; il l’avait laissé en héritage à son fils Outalissi, et celui-ci à son fils Chactas, qui, appuyé sur ce sceptre héréditaire, donnait des leçons de sagesse aux jeunes chasseurs réunis au carrefour des forêts. Un Indien complétement armé, vient chercher Chactas, et le conduit au conseil.

Tous les sachems avaient déjà pris leur place : les guerriers étaient rangés derrière eux ; les matrones, ayant à leur tête la Femme Chef, mère de l’héritier de la couronne, occupaient les sièges qui leur étaient réservés, et au-dessous d’elles s’asseyaient les prêtres.

Adario, chef de la tribu de la Tortue, se lève : inaccessible à la crainte, insensible à l’espérance, ce sachem se distingue par un ardent amour de la patrie ; implacable ennemi des Européens, qui avaient massacré son père, mais les abhorrant encore plus comme tyrans de son pays, il parlait incessamment contre eux dans les conseils. Quoiqu’il révérât Chactas et qu’il se plût à confesser la supériorité du sachem aveugle, il était cependant presque toujours d’un avis opposé à celui de son vieil ami.

Les bras pendants et immobiles, les regards attachés à la terre, il prononça ce discours :

« Sachems, matrones, guerriers des quatre tribus, écoutez :

« Déjà l’aloès avait fleuri deux fois, depuis que Ferdinand de Soto, l’Espagnol, était tombé sous la massue de nos ancêtres ; déjà nous étions allés combattre les tyrans loin de nos bords, lorsque le Meschacebé raconta à nos vieillards qu’une nation étrangère descendait de ses sources. Ce peuple n’était point de la race superbe des guerriers de feu[1]. Sa gaieté, sa bravoure, son amour des forêts et de nos usages, le faisaient chérir. Nos cabanes eurent pitié de sa misère, et donnèrent à Lasalle[2] tout ce qu’elles pouvaient lui offrir.

« Bientôt la nation légère aborde de toutes parts sur nos rives : d’Iberville, le dompteur des flots, fixe ses guerriers au centre même de notre pays. Je m’opposai à cet établissement ; mais vous attachâtes le grand canot de l’étranger aux buissons, ensuite aux arbres, puis aux rochers, enfin à la grande montagne ; et, vous asseyant sur la chaîne qui liait le canot des blancs à nos fleuves, vous ne voulûtes plus faire qu’un peuple avec le peuple de l’Aurore.

« Vous savez, ô sachems ! quelle fut la récompense de votre hospitalité ! Vous prîtes les armes ; mais, trop prompts à les quitter, vous rallumâtes le calumet de paix. Hommes imprudents ! la fumée de la servitude et celle de l’indépendance pouvaient-elles sortir du même calumet ? Il faut une tête plus forte que celle de l’esclave pour n’être point troublée par le parfum de la liberté.

  1. Les Espagnols.
  2. Il descendit le premier le Mississippi.