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vais m’enfermer dans la caverne. » Un sachem du parti d’Ondouré lui parlait des jeux et de la paix de la patrie ; il répondit « L’eau est paisible au-dessus de la cataracte ; elle n’est troublée qu’au-dessous. »

Outougamiz, qui marchait auprès du lit de feuillage sur lequel les Chéroquois portaient Chactas, passait d’un profond abattement à une incompréhensible joie : « Ah ! disait-il tout bas, c’est ainsi que j’ai vu porter René quand je l’aimais, et que je ne le voulais pas tuer avant que Mila m’eût quitté pour toujours. »

Ces deux noms frappèrent l’oreille de Chactas. « Mon excellent Outougamiz, lui dit-il, tu parles de René et de Mila ; et Céluta, où est-elle ? où sont mes chers enfants, pour que je les embrasse avant de mourir ?

— Chêne protecteur ! s’écria Outougamiz, nous allons tous nous mettre à l’abri sous ton ombre, excepté Mila, qui s’est fait une couche au fond des eaux.

— Héroïque et bon jeune homme, dit Chactas, je crains que le chêne ne soit tombé avant qu’il t’ait pu garantir de l’orage.

Chactas demanda où était Adario ; on lui dit qu’il habitait les forêts.

Ondouré, à ce triomphe de la vertu, éprouvait de mortelles inquiétudes. L’arrivée inattendue et la prolongation de la vie de Chactas semblaient déranger les projets du conspirateur. Il craignait que le sachem ne découvrît ses trames, et qu’un entretien secret d’un moment avec Céluta et Outougamiz ne détruisit l’œuvre de deux années. Désirant séparer le plus tôt possible Outougamiz de Chactas, Ondouré eut l’imprudence de s’avancer jusqu’à la couche du vieillard, pour le supplier de se livrer au repos. Chactas, le reconnaissant à la voix, lui dit :

— Ô le plus faux des hommes ! tu n’as donc pas encore appris à rougir ?

— Courage, Chactas ! s’écria Outougamiz ; tu parles tout comme Mila ! » Ondouré, balbutiant, avait perdu son effronterie accoutumée.

— Mes enfants ! dit Chactas, élevant la voix et s’adressant à la foule qu’il entendait autour de lui, mais qu’il ne voyait pas, voilà un des plus dangereux scélérats que la terre ait produits. C’est notre faiblesse qui fait sa tyrannie ; il y a longtemps que j’ai deviné les secrets de ce traître.

Ces paroles violentes dans la bouche d’un vieillard si modéré et si sage produisirent un effet extraordinaire. Ondouré se crut perdu. Outougamiz encourageait le tumulte : « Allez chercher Céluta, s’écriait-il ; voici que tout est arrangé : René est sauvé ! Je ne le tuerai pas ! Quel dommage que Mila soit morte ! »

Quelques sachems restés fidèles à Chactas, racontaient qu’Ondouré était vraisemblablement le meurtrier du vieux Soleil ; qu’il avait séduit la Femme chef ; qu’il s’était emparé de l’autorité par violence ; qu’il méditait dans ce moment même d’autres forfaits. Les sauvages étrangers paraissaient troublés. Le commandant français commençait à s’étonner de ce mot de complot redit de toutes parts. La destinée d’Ondouré ne semblait plus tenir qu’à un fil, lorsque les prêtres et les sachems du parti du traître répétèrent l’histoire du maléfice jeté par un magicien de la chair blanche sur Outougamiz et sur le vénérable Chactas. Les absurdités religieuses employées précédemment dans des occasions pareilles eurent leur succès accoutumé ; la foule superstitieuse les crut de préférence à la vérité. Chactas fut porté à sa cabane. Chépar retourna au fort, toujours disposé par Febriano à se confier à Ondouré et à soupçonner le frère d’Amélie. Le soleil étant couché, les sauvages remirent au lendemain la continuation des jeux.

Mais l’orage conjuré pour un moment menaçait d’éclater de nouveau. Chactas, à peine déposé dans sa cabane, avait demandé la convocation d’un conseil, désirant s’entretenir avec les sachems avant d’expirer. Il était impossible aux conjurés de se refuser au dernier vœu de l’illustre vieillard sans se rendre suspects et odieux à la nation. Ondouré s’empressa de chercher Adario et de lui parler de Chactas, dont la tête, disait-il, était affaiblie par les approches de la mort. Adario, regardant de travers le sauvage : « Il te convient bien, misérable guerrier, de t’exprimer de la sorte sur le plus grand des sachems et sur l’ami d’Adario ! Ote-toi de devant mes yeux, si tu ne veux que je punisse tes paroles insensées. »

Ces deux vieillards étaient le désespoir d’Ondouré : Chactas ne connaissait point les desseins du scélérat, et les aurait renversés s’il les eût connus ; Adario méprisait le tuteur du Soleil, et l’aurait poignardé s’il avait pu croire que, par le massacre des blancs, il aspirait à la tyrannie. Les sachems s’empressèrent de tenir le conseil dans la cabane de Chactas ; Adario s’y rendit le premier.

Outougamiz était allé trouver sa sœur. Assise à ses foyers solitaires, et descendue dans son propre cœur, Céluta y avait remué, pour ainsi dire, tous ses chagrins ; elle les en avait tirés l’un après l’autre ; sa fille, Mila, Outougamiz, René, s’étaient tour à tour présentés à ses craintes et à ses regrets ; elle n’avait oublié de pleurer que sur elle. Les grandes douleurs abrègent le temps comme les grandes joies ; et les larmes qui coulent avec abondance emportent rapidement les heures dans leur cours. Céluta ignorait l’interruption des jeux, le