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René, Outougamiz et Céluta errèrent ensuite dans la forêt ; Outougamiz s’appuyait sur le bras de René ; Céluta les suivait. Outougamiz tournait souvent la tête pour la regarder, et autant de fois il rencontrait les yeux de l’Indienne, où l’on voyait sourire des larmes. Comme trois vertus habitant la même âme, ainsi passaient dans ce lieu ces trois modèles d’amitié, d’amour et de noblesse. Bientôt le frère et la sœur chantèrent la chanson de l’amitié ; ils disaient :

« Nous attaquerons avec le même fer l’ours sur le tronc des pins : nous écarterons avec le même rameau l’insecte des savanes : nos paroles secrètes seront entendues dans la cime des arbres.

« Si vous êtes dans un désert, c’est mon ami qui en fait le charme ; si vous dansez dans l’Assemblée des peuples, c’est encore mon ami qui cause vos plaisirs.

« Mon ami et moi nous avons tressé nos cœurs comme des lianes : ces lianes fleuriront et se dessécheront ensemble. »

Tels étaient les chants du couple fraternel. Le soleil, dans ce moment, vint toucher de ses derniers rayons les gazons de la forêt : les roseaux, les buissons, les chênes s’animèrent ; chaque fontaine soupirait ce que l’amitié a de plus doux, chaque arbre en parlait le langage, chaque oiseau en chantait les délices. Mais René était le génie du malheur égaré dans ces retraites enchantées.

Rentrés dans la cabane, on servit le festin de l’amitié : c’étaient des fruits entourés de fleurs. Les deux amis s’apprenaient à prononcer dans leur langue les noms de père, de mère, de sœur, d’épouse. Outougamiz voulut que sa sœur s’occupât d’un vêtement indien pour l’homme blanc. Céluta déroule aussitôt un ruban de lin ; elle invite René à se lever, et appuie une main tremblante sur l’épaule du fils de Chactas, en laissant pendre le ruban jusqu’à terre. Mais lorsque, passant le ruban sous les bras de René, elle approcha son sein si près de celui du jeune homme qu’il en ressentit la chaleur sur sa poitrine ; lorsque, levant sur le frère d’Amélie des yeux qui brillaient à travers ses longues paupières ; lorsque, s’efforçant de prononcer quelques mots, les mots vinrent expirer sur ses lèvres, elle trouva l’épreuve trop forte, et n’acheva point l’ouvrage de l’amitié !

Douce journée ! votre souvenir ne s’effaça de la cabane des Natchez que quand les cœurs que vous aviez attendris cessèrent de battre. Pour apprécier vos délices, il faut avoir élevé comme moi sa pensée vers le ciel, du fond des solitudes du Nouveau-Monde.

Cependant les quatre guerriers portant le calumet de paix étaient arrivés au fort Rosalie. Chépar a rassemblé le conseil où se trouvent avec les principaux habitants de la colonie les capitaines de l’armée. Un riche trafiquant se lève, prend la parole, et, après avoir traité les Indiens de sujets rebelles, il veut que les députés des Natchez soient repoussés et que l’on s’empare des terres les plus fertiles.

Le père Souël se lève à son tour. Une grande doctrine, une vaste érudition, un esprit capable des plus hautes sciences, distinguaient ce missionnaire : charitable comme Jésus-Christ, humble comme ce divin maître, il ne cherchait à convertir les âmes au Seigneur que par des actes de bienfaisance et par l’exemple d’une bonne vie ; pacifique envers les autres, il aspirait ardemment au martyre.

Il ne devait point rester au fort Rosalie, son ancienne résidence : la palme des confesseurs, qu’il demandait au Roi de Gloire, lui devait être accordée à la mission des Yazous. C’était pour la dernière fois qu’il plaidait la cause de ses néophytes natchez.

Toujours vêtu d’un habit de voyage, le père Souël avait l’air d’un pèlerin qui ne fait qu’un séjour passager sur la terre, et qui va bientôt retourner à sa patrie céleste : lorsqu’il ouvrit la bouche, un silence profond régna dans le conseil.

Le saint orateur remonta, dans son discours, jusqu’à la découverte de l’Amérique ; il traça le tableau des crimes commis par les Européens au Nouveau-Monde. De là, passant à l’histoire de la Louisiane, il fit un magnifique éloge de Chactas, qu’il peignit comme un homme d’une vertu digne des anciens sages du paganisme. Il nomma avec estime Adario, et invita le conseil à se défier d’Ondouré. Exhortant les Français à la modération et à la justice, il conclut ainsi :

« J’espère que notre commandant et cette assemblée voudront bien pardonner à un religieux d’avoir osé expliquer sa pensée. À Dieu ne plaise qu’il ait parlé dans un esprit d’orgueil ! Ayons, pour l’amour de Jésus-Christ, notre doux Seigneur, quelque pitié des pauvres idolâtres ; tâchons, en nous montrant vrais chrétiens, de les appeler à la lumière de l’Évangile. Plus ils sont misérables et dépourvus des biens de la vie, plus nous devons plaindre leurs faiblesses. Missionnaire du Dieu de paix dans ces déserts, puissé-je vivre et mourir en semant la parole de l’Agneau ! Puisse mon sang servir au maintien de la concorde ! Mais à tous n’est pas réservée une si grande bénédiction ; à moi n’appartient pas d’aspirer à la gloire des Brébeuf et des Jogues, morts pour la foi en Amérique. »

Le père Souël s’inclina devant le commandant, et reprit sa place. Ô véritable religion ! que tes délices sont puissantes sur les cœurs ! que ta raison est adorable ! que ta philosophie est haute et profonde !