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pousse d’une poitrine vigoureuse, l’abat comme un pin et tombe avec lui. En vain Ondouré se débat ; René le tient sous ses genoux, et le menace de la mort avec le poignard arraché à une main déloyale. Déjà généreux par la victoire, le frère d’Amélie sent sa colère expirer : un pêcher couvert de ses fleurs, au milieu des plaines de l’Arménie, cache un moment sa beauté dans un tourbillon de vent ; mais il reparaît avec toutes ses grâces lorsque le tourbillon est passé, et le front de l’arbre charmant sourit immobile dans la sérénité des airs : ainsi René reprend sa douceur et son calme. Il se relève, et, tendant la main au sauvage : « Malheureux, lui dit-il, que t’ai-je fait ? » René s’éloigne et laisse Ondouré livré non à ses remords, mais au désespoir d’avoir été vaincu et désarmé.

LIVRE QUATRIÈME

L’ange protecteur de l’Amérique, qui montait vers le soleil, avait découvert le voyage de Satan et du démon de la Renommée : à cette vue, poussant un soupir, il précipite le mouvement de ses ailes. Déjà il a laissé derrière lui les planètes les plus éloignées de l’œil du monde ; il traverse ces deux globes que les hommes, plongés dans les ténèbres de l’idolâtrie, profanèrent par les noms de Mercure et de Vénus. Il entre ensuite dans ces régions où se forment les couleurs du soleil couchant et de l’aurore ; il nage dans des mers d’or et de pourpre ; et, sans être ébloui, les regards fixés sur l’astre du jour, il surgit à son orbite immense.

Uriel l’aperçoit ; après l’avoir salué du salut majestueux des anges, il lui dit :

— Esprit diligent, que le Créateur a placé à la garde d’une des plus belles parties de la terre, je connais le sujet qui vous amène : tandis que vous remontiez jusqu’à moi, l’ange de la Croix du sud descendait sur ce soleil, pour m’apprendre qu’il avait vu Satan et sa compagne s’élancer du pôle du midi. J’aurais déjà communiqué cette nouvelle aux archanges des soleils les plus reculés, si je n’avais aperçu deux illustres voyageuses qui viennent comme vous de la terre, et qui bientôt arriveront à nous : elles continueront ensuite leur route vers les tabernacles éternels. Reposez-vous donc en les attendant ici ; il n’y a point d’ange qui ne soit effrayé de la course à travers l’infini : les deux saintes pourront se charger de votre message ; elles témoigneront de votre vigilance, et vous redescendrez au poste où vous rappelle l’audace du prince des ténèbres.

L’ange de l’Amérique répondit : « Uriel, ce n’est pas sans raison que l’on vous loue dans les parvis célestes : vos paroles sont véritablement pleines de sagesse, et les yeux dont vous êtes couvert ne vous laissent rien ignorer. Vous daignerez donc rendre compte de mon zèle ? Vous savez que les flèches du Très-Haut sont terribles, et qu’elles dévorent les coupables. Puisque les deux patronnes des Français s’élèvent aux sanctuaires sublimes, dans le même dessein qui m’a conduit à l’astre dont vous dirigez le cours, je vais retourner à la terre. J’aurai peut-être à livrer des combats, car Satan semble avoir pris une force nouvelle. »

Uriel repartit : « Ne craignez point cet archange ; le crime est toujours faible, et Dieu vous enverra sa victoire. Votre empressement est digne d’éloges ; mais vous pouvez vous arrêter un moment pour délasser vos ailes. »

En parlant ainsi, l’ange du soleil présenta à celui de l’Amérique une coupe de diamant, pleine d’une liqueur inconnue : ils y mouillèrent leurs lèvres, et les dernières gouttes du nectar, tombées en rosée sur la terre, y firent naître une moisson de fleurs.

L’ange de l’Amérique, regardant les champs du soleil, dit à Uriel : « Brûlant chérubin, si toutefois ma curiosité n’est point déplacée, et qu’il soit permis à un ange de mon rang de connaître de tels secrets, ce qu’on dit de l’astre auquel vous présidez est-il vrai, ou n’est-ce qu’un bruit né de l’ignorance humaine ? »

Uriel, avec un sourire paisible :

— Esprit rempli de prudence, votre curiosité n’a rien d’indiscret, puisque vous n’avez pour but que de glorifier l’œuvre du Père, cet œuvre que le Fils conserve et que le Saint-Esprit vivifie. Je puis aisément vous satisfaire.

Non, cet astre qui sert de marchepied à l’Éternel ne fut point formé comme se le figurent les hommes. Lorsque la création sortit du néant à la parole éternelle, et que le ciel eut célébré le soir et le matin du premier jour, la clarté émanée du Saint des saints faisait seule la lumière du monde.

Mais cette lumière, toute tempérée qu’elle pou-