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Dans un champ du soleil, dans des prairies dont le sol semble être de calcédoine, d’onyx et de saphir, sont rangés les chars subtils de l’âme, chars qui se meuvent d’eux-mêmes, et qui sont faits de la même manière que les étoiles. Les deux saintes se placent l’une auprès de l’autre sur un des chars. Elles quittent l’astre de la lumière, s’élèvent par un mouvement plus rapide que la pensée, et voient bientôt le soleil suspendu au-dessous d’elles dans les espaces, comme une étoile imperceptible.

Elles suivent la route tracée en losange de lumière par les esprits des justes qui, dégagés des chaînes du corps, s’envolent au séjour des joies éternelles. Sur cette route passaient et repassaient des âmes délivrées, ainsi qu’une multitude d’anges. Ces anges descendaient vers les mondes pour exécuter les ordres du Très-Haut, ou remontaient à lui, chargés des prières et des vœux des mortels.

Bientôt les saintes arrivent à cette terre qui s’étend au-dessous de la région des étoiles, et d’où l’on découvre le soleil, la lune et les planètes tels qu’ils sont en réalité, sans le milieu grossier de l’air qui les déguise aux yeux des hommes. Douze planètes de différente couleur composent cette terre épurée, dont la nôtre est le sédiment matériel : l’une de ces bandes est d’un pourpre étincelant ; l’autre d’un vif azur ; une troisième d’un blanc de neige. Ces couleurs surpassent en éclat celles de notre peinture, qui n’en sont que les ombres.

Catherine et Geneviève traversent cette zone sans s’arrêter, et bientôt elles entendent cette harmonie des sphères que l’oreille ne saurait saisir, et qui ne parvient qu’au sens intérieur de l’âme. Elles entrent dans la région des étoiles, qu’elles voient comme autant de soleils, avec leurs systèmes de planètes tributaires. Grandeur de Dieu, qui pourra te comprendre ? Déjà les saintes s’approchent de ces premiers mondes placés à des distances que la balle poussée par le salpêtre mettrait des millions d’années à franchir ; et cependant les deux vierges ne sont que sur les plus lointaines limites du royaume de Jéhovah, et des soleils après des soleils émergent de l’immensité, et des créations inconnues succèdent à des créations plus inconnues encore.

Un homme qui pour comprendre l’infini, se plaçant en imagination au milieu des espaces, chercherait à se représenter l’étendue suivie de l’étendue, des régions qui ne commencent et ne finissent en aucun lieu, cet homme, saisi de vertiges, détournerait sa pensée d’une entreprise si vaine : tels seraient mes inutiles efforts si j’essayais de tracer la route que parcouraient Geneviève et Catherine. Tantôt elles s’ouvrent une voie au travers des sables d’étoiles ; tantôt elles coupent les cercles ignorés où les comètes promènent leurs pas vagabonds. Les deux saintes croient avoir fait des progrès, et elles ne touchent encore qu’à l’essieu commun de tous les univers créés.

Cet axe d’or, vivant et immortel, voit tourner tous les mondes autour de lui dans des révolutions cadencées. À distance égale, le long de cet axe, sont assis trois esprits sévères : le premier est l’ange du passé ; le second, l’ange du présent ; le troisième, l’ange de l’avenir. Ce sont ces trois puissances qui laissent tomber le temps sur la terre, car le temps n’entre point dans le ciel et n’en descend point. Trois anges inférieurs, semblables aux fabuleuses sirènes pour la beauté de la voix, se tiennent aux pieds de ces trois premiers anges, et chantent de toutes leurs forces. Le son que rend l’essieu d’or du monde en tournant sur lui-même accompagne leurs hymnes. Ce concert forme cette triple voix du temps qui raconte le passé, le présent et l’avenir, et que des sages ont quelquefois entendue sur la terre en approchant l’oreille d’un tombeau durant le silence des nuits.

Le char subtil de l’âme vole encore : les épouses de Jésus-Christ abordent à ces globes où se pressent les âmes des hommes que l’Éternel créa par sa seconde idée : après avoir pensé les anges, Dieu forma à la fois tous les exemplaires des âmes humaines, et les distribua dans diverses demeures, où ils attendent le moment qui les doit unir à des corps terrestres. La création fut une et entière. Dieu n’admet point de succession pour produire.

Les chastes pèlerines furent émues au spectacle de ces âmes égales en innocence, qui devaient devenir inégales par le péché, les unes restant immaculées, les autres portant la marque des clous avec lesquels les passions les attacheraient un jour au sang et à la chair.

Par delà ces globes où sommeillent les âmes qui n’ont point encore subi la vie mortelle, se creuse la vallée où elles doivent revenir pour être jugées, après leur passage sur la terre. Les saintes aperçoivent dans la formidable Josaphat le cheval pâle monté par la Mort, les sauterelles au visage d’hommes, aux dents de lion, aux ailes bruyantes comme un chariot de bataille. Là, paraissent les sept anges avec les sept coupes pleines de la colère de Dieu ; là, se tient la femme assise sur la bête de couleur écarlate, au front de laquelle est écrit Mystère. Le puits de l’abîme fume à l’une des extrémités de la vallée, et l’ange du jugement, approchant peu à peu la trompette de ses lèvres, semble prêt à la remplir du souffle qui doit dire aux morts : Levez-vous !