Page:Chateaubriand - Les Natchez, 1872.djvu/37

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

du soleil, dans une fontaine où elles disparaissent.

« Nous nous engageâmes, sur le bâton de nos pères, à faire nos efforts pour rendre la liberté à notre patrie, après avoir étudié les gouvernements des nations.

Je me livrai, dans l’intervalle des combats, à l’étude des langues iroquoises ou yendates, en même temps que j’apprenais la langue polie ou la langue des traités, c’est-à-dire la langue algonquine, dont les Indiens du nord se servent pour communiquer d’une nation à l’autre. Je m’étais approché de l’ami du père Aubry, du père Lamberville, missionnaire chez les Iroquois. Aidé de lui, je parvins à entendre et à parler facilement la langue française, et je m’instruisis dans l’art des colliers[1] des blancs.

« Le religieux me racontait souvent les souffrances de ce Dieu qui s’est dévoué pour le salut du monde. Ces enseignements me plaisaient, car ils rappelaient tous les intérêts de ma vie, le père Aubry et Atala. La raison des hommes est si faible, qu’elle n’est souvent que la raison de leurs passions. Poursuivi de mes souvenirs, je cherchais à me sauver au sanctuaire de la miséricorde, comme le prisonnier racheté des flammes se réfugie à la cabane de paix.

« On commençait à m’aimer chez les peuples ; mon nom reposait agréablement sur les lèvres des sachems. J’avais fait quelque bruit dans les combats : c’est une malheureuse nécessité de s’habituer à la vue du sang ; et ce qu’il y a de plus triste encore, diverses qualités dépendent de celle qui fait un guerrier. Il est difficile d’être compté comme homme avant d’avoir porté les armes.

« Je vis pourtant avec horreur les supplices réservés aux victimes du sort des combats. En mémoire d’Atala, je donnai la vie et la liberté à des guerriers arrêtés de ma propre main. Et moi aussi j’avais été prisonnier, loin de la douce lumière de ma patrie !

« J’eus le bonheur d’arracher ainsi à la mort quelques Français. Ononthio[2] me fit offrir en échange les dons de l’amitié ; il me proposait même une hache de capitaine parmi ses soldats. Mais, comme ses paroles étaient celles du secret, et qu’il y joignait des sollicitations peu justes, je priai les présents de retourner vers les richesses d’Ononthio.

Le printemps s’était renouvelé autant de fois qu’il y a d’œufs dans le nid de la fauvette, ou d’étoiles à la constellation des chasseurs, depuis que j’habitais chez les nations iroquoises. Elles avaient fumé le calumet de paix avec les Français. Cette paix fut bientôt rompue : Athaënsic[3] balaya les feuilles qui commençaient à couvrir les chemins de la guerre, et fit croître l’herbe dans les sentiers du commerce.

« Après divers succès on proposa une suspension d’armes ; des députés furent envoyés par les Iroquois au fort Catarakoui. J’étais du nombre de ces guerriers, et je leur servais d’interprète. À peine entrés dans le fort, nous fûmes enveloppés par des soldats. Nous réclamâmes la protection du calumet de paix : le chef qui nous arrêta nous répondit que nous étions des traîtres, qu’il avait ordre d’Ononthio de nous embarquer pour Kanata[4], d’où nous serions menés en esclavage au pays des Français. On nous enleva nos haches et nos flèches, on nous serra les bras et les pieds avec des chaînes : nous fûmes jetés dans des pirogues qui nous conduisirent au port de Québec par le fleuve Hochelaga[5]. De Kanata, un large canot nous porta au delà des grandes eaux à la contrée des mille villages, dans la terre où tu es né.

« Les cabanes[6] où nous abordâmes sont bâties sous un ciel délicieux, au fond d’un lac intérieur[7] où Michabou, dieu des eaux, ne lève point deux fois le jour son front vert couronné de cheveux blancs, comme sur les rives canadiennes.

« Nous fûmes reçus aux acclamations de la foule. L’amas des cabanes, des grands canots et des hommes, tout ce spectacle, si différent de celui de nos solitudes, confondit d’abord nos idées. Je ne commençai à voir quelque chose de distinct que lorsque nous eûmes été conduits à la hutte de l’esclavage[8].

« Peut-être, mon jeune ami, seras-tu étonné qu’après avoir été traité de la sorte, je conserve encore pour ton pays de l’attachement. Outre les raisons que je t’en donnerai bientôt, l’expérience de la vie m’a appris que les tyrans et les victimes sont presque également à plaindre, que le crime est plus souvent commis par ignorance que par méchanceté. Enfin, une chose me paraît encore certaine : le Grand Esprit, qui mêle le bien et le mal dans sa justice, a quelquefois rendu amer le souvenir des bienfaits, et toujours doux celui des persécutions. On aime facilement son ennemi, surtout s’il nous a donné occasion de vertu et de renommée. Tu me pardonneras ces réflexions : les vieillards sont sujets à allonger leurs propos. »

  1. L’art d’écrire, de lire, etc.
  2. Nom que les sauvages donnaient à tous les gouverneurs du Canada. Il signifie la grande montagne. Ainsi Ononthio-Denonville, Ononthio-Frontenac ; etc.
  3. Génie de la vengeance.
  4. Québec.
  5. Le fleuve Saint-Laurent.
  6. Marseille.
  7. La Méditerranée.
  8. Les bagnes.