Page:Chateaubriand - Les Natchez, 1872.djvu/38

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

René répondit : — Chactas, si les discours que tu vas me faire sont aussi beaux que ceux que tu m’as déjà faits, le soleil pourrait finir et recommencer son tour avant que je fusse las de t’écouter. Continue à répandre dans ton récit cette raison tendre, cette douce chaleur des souvenirs qui pénètrent mon cœur. Quelle idée de la société dut avoir un sauvage aux galères !

Chactas reprit le récit de ses aventures. Ses paroles étaient toutes naïves : il y mêla une sorte d’aimable enjouement ; on eût dit que, par une délicatesse digne des grâces d’Athènes, ce sauvage cherchait à rendre sa voix ingénue, pour adoucir aux oreilles de René l’histoire de l’injustice des Français.

— Une forte résolution de mourir, dit-il, m’empêcha d’abord de sentir trop vivement mon malheur dans la hutte de l’esclavage : trois jours entiers nous chantâmes notre chanson de mort, moi et les autres chefs. Jusqu’à lors je m’étais cru la prudence d’un sachem, et pourtant, loin d’enseigner les autres, je reçus des leçons de sagesse.

« Un Français, mon frère de chaîne, s’était rendu coupable d’une action qui l’avait fait condamner au tribunal de tes vieillards. Jeune encore, Honfroy prenait légèrement la vie. Charmé de m’entendre parler sa langue, il me racontait ses aventures ; il me disait : « Chactas, tu es un sauvage, et je suis un homme civilisé. Vraisemblablement tu es un honnête homme, et moi je suis un scélérat. N’est-il pas singulier que tu arrives exprès de l’Amérique pour être mon compagnon de boulet en Europe, pour montrer la liberté et la servitude, le vice et la vertu, accouplés au même joug ? Voilà, mon cher Iroquois, ce que c’est que la société. N’est-ce pas une très belle chose ? Mais prends courage et ne t’étonne de rien : qui sait si un jour je ne serai point assis sur un trône ? Ne t’alarme pas trop d’être appareillé avec un criminel au char de la vie ; la journée est courte, et la mort viendra vite nous dételer. »

« Je n’ai jamais été si étonné qu’en entendant parler cet homme : il y avait dans son insouciance une espèce d’horrible raison qui me confondait. Quelle est, disais-je en moi-même, cette étrange nation où les insensés semblent avoir étudié la sagesse, où les scélérats supportent la douleur comme ils goûteraient le plaisir ? Honfroy m’engagea à lui ouvrir mon cœur : il me fit sentir qu’il y avait lâcheté à se laisser vaincre du chagrin. Ce malheureux me persuada : je consentis à vivre, et j’engageai les autres chefs à suivre mon exemple.

« Le soir, après le travail, mes compagnons s’assemblaient autour de moi, et me demandaient des histoires de mon pays. Je leur disais comment nous poursuivions les élans dans nos forêts, comment nous nous plaisions à errer dans la solitude avec nos femmes et nos enfants. À ces peintures de la liberté, je voyais des pleurs couler sur toutes les mains enchaînées. Les galériens me racontaient à leur tour les diverses causes du châtiment qu’ils éprouvaient. Il m’arriva à ce sujet une chose bizarre : je m’imaginai que ces malfaiteurs devaient être les véritables honnêtes gens de la société, puisqu’ils me semblaient punis pour des choses que nous faisons tous les jours sans crime dans nos bois.

« Cependant notre vêtement et notre langage excitaient la curiosité. Les premiers guerriers et les principales matrones nous venaient voir : lorsque nous étions au travail, ils nous apportaient des fruits, et nous les donnaient en retirant la main. Le chef des esclaves nous montrait pour quelque argent ; l’homme était offert en spectacle à l’homme.

« Nous n’étions pas sans consolations. Le Grand Chef de la prière du village[1] nous visitait : ce digne pasteur, qui me rappelait le père Aubry, nous amenait quelquefois ses parents.

— Chactas, me disait-il, voilà ma mère ! figure-toi que c’est la femme qui t’a nourri et qui t’a porté dans la peau d’ours, comme nous l’apprennent nos missionnaires. « À ce souvenir de ma famille et des coutumes de mon pays, mon cœur était noyé d’amertume et de plaisir. Ce prêtre charitable nous laissait toujours, en nous quittant, des pleurs pour effacer les maux de la veille, des espérances pour nous conduire à travers les maux du lendemain.

« Le chef de la hutte des chaînes, dans la vue de prolonger notre existence, utile à ses intérêts, nous permettait quelquefois de nous promener avec lui au bord de la mer.

« Un soir j’errais ainsi sur les grèves : mes yeux, parcourant l’étendue des flots, tâchaient de découvrir dans le lointain les côtes de ma patrie. Je me figurais que ces flots avaient baigné les rives américaines. Dans l’illusion de ma douleur, la mer me semblait murmurer des plaintes comme celles des arbres de mes forêts ; alors je lui racontais mon malheur, afin qu’elle le redît à son tour aux tombeaux de mes pères.

« Le gardien, occupé avec d’autres guerriers, oublia de me ramener à mes chaînes. Des millions d’étoiles percèrent la voûte céleste, et la lune s’avança dans le firmament. Je découvris à sa lumière un vieillard assis sur un rocher. Les flots calmés expiraient aux pieds de ce vieillard, comme aux pieds de leur maître. Je le pris pour Michabou, génie des eaux : je m’allais retirer, lorsqu’un

  1. L’évêque de Marseille.