Page:Chateaubriand - Les Natchez, 1872.djvu/54

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tout ce que vous donnez de ce mépris à nos prétendues misères.

« Comment vous expliquerai-je ensuite ce sixième sens où les cinq autres viennent se confondre, le sens des beaux-arts ? Les arts nous rapprochent de la Divinité ; ils nous font entrevoir une perfection au-dessus de la nature et qui n’existe que dans notre intelligence. Si vous m’objectiez que les jouissances dont je parle sont vraisemblablement inconnues de la classe indigente de nos villes, je vous répondrais qu’il est d’autres plaisirs sociaux accordés à tous : ces plaisirs sont ceux du cœur.

« Chez vous les attachements de la famille ne sont fondés que sur des rapports intéressés de secours accordés et rendus : chez nous, la société change ces rapports en sentiments. On s’aime pour s’aimer ; on commerce d’âmes ; on arrive au bout de sa carrière à travers une vie pleine d’amour. Est-il un labeur pénible à celui qui travaille pour un père, une mère, un frère, une sœur ? Non, Chactas, il n’en est point ; et, tout considéré, il me semble que l’on peut tirer de la civilisation autant de bonheur que de l’état sauvage. L’or n’existe pas toujours sous sa forme primitive, tel qu’on le trouve dans les mines de votre Amérique : souvent il est façonné, filé, fondu en mille manières, mais c’est toujours de l’or.

« La politique qui nous courbe vers la terre, qui oblige l’un à se sacrifier à l’autre, qui fait des pauvres et des riches, qui semble, en un mot, dégrader l’homme, est précisément ce qui l’élève : la générosité, la pitié céleste, l’amour véritable, le courage dans l’adversité, toutes ces choses divines sont nées de cette condition politique. Le citoyen charitable qui va chercher, pour la secourir, l’humanité souffrante dans les lieux où elle se cache, peut-il être un objet de mépris ? Le prêtre vertueux qui naguère trempait vos fers de ses larmes sera-t-il frappé de vos dédains ? L’homme qui pendant de longues années a lutté contre le malheur, qui a supporté sans se plaindre toutes les sortes de misères, est-il moins admirable dans sa force que le prisonnier sauvage dont le mépris se réduit à braver quelques heures de tourments ?

« Si les vertus sont des émanations du Tout-Puissant, si elles sont nécessairement plus nombreuses dans l’ordre social que dans l’ordre naturel, l’état de société qui nous rapproche davantage de la Divinité est donc un état supérieur à celui de nature.

« Il est parmi nous d’ardents amis de leur patrie, des cœurs nobles et désintéressés, des courages magnanimes, des âmes capables d’atteindre à ce qu’il y a de plus grand. Songeons, quand nous voyons un misérable, non à ses haillons, non à son air humilié et timide, mais aux sacrifices qu’il fait, aux vertus quotidiennes qu’il est obligé de reprendre chaque matin, avec ses pauvres vêtements, pour affronter les tempêtes de la journée ! Alors, loin de le regarder comme un être vil, vous lui porterez respect. Et s’il existait dans la société un homme qui en possédât les vertus sans en avoir les vices, serait-ce à cet homme que vous oseriez comparer le sauvage ? En paraissant tous les deux au tribunal du Dieu des chrétiens, du Dieu véritable, quelle serait la sentence du juge ? Toi, dirait-il au sauvage, tu ne fis point de mal, mais tu ne fis point de bien. Qu’il passe à ma droite, celui qui vêtit l’orphelin, qui protégea la veuve, qui réchauffa le vieillard, qui donna à manger au Lazare, car c’est ainsi que j’en agis lorsque j’habitais entre les hommes.

Ici le chef de la prière cessa de se faire entendre. Le miel distillait de ses lèvres ; l’air se calmait autour de lui à mesure qu’il parlait. Ce qu’il faisait éprouver n’était pas des transports, mais une succession de sentiments paisibles et ineffables. Il y avait dans son discours je ne sais quelle tranquille harmonie, je ne sais quelle douce lenteur, je ne sais quelle longueur de grâces, qu’aucune expression ne peut rendre. Saisi de respect et d’amour, je me jetai aux pieds de ce bon génie.

« — Mon père, lui dis-je, tu viens de faire de moi un nouvel homme. Les objets s’offrent à mes yeux sous des rapports qui m’étaient auparavant inconnus. O le plus vénérable des sachems ! chaste et pure hermine des vieux chênes, que ne puis-je t’emmener dans mes forêts ! Mais, je le sens, tu n’es pas fait pour habiter parmi des sauvages ; ta place est chez un peuple où l’on peut admirer ton génie et jouir de tes vertus. Je vais bientôt rentrer dans les déserts du Nouveau-Monde, je vais reprendre la vie errante de l’Indien ; après avoir conversé avec ce qu’il y a de plus sublime dans la société, je vais entendre les paroles de ce qu’il y a de plus simple dans la nature : mais quels que soient les lieux où le Grand-Esprit conduise mes pas, sous l’arbre, au bord du fleuve, sur le rocher, je rappellerai tes leçons et je tâcherai de devenir sage de ta sagesse. »

« — Mon fils, me répondit mon hôte en me relevant, chaque homme se doit à sa patrie : mon devoir me retient sur ces bords pour y faire le peu de bien dont je suis capable ; le votre est de retourner dans votre pays. Dieu se sert souvent de l’adversité comme d’un marchepied pour nous élever ; il a permis contre vous une injustice afin de vous rendre meilleur. Partez, Chactas ; allez retrouver votre cabane. Moins heureux que vous, je suis enchaîné dans un palais. Si je vous ai inspiré quelque estime,