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ces deux nobles Français. Trop touché de la beauté de Céluta, d’Artaguette cédait au penchant qui l’entraînait vers l’homme aimé de la vertueuse Indienne. Ainsi se formaient de toutes parts des liens que le ciel voulait briser et des haines que le temps devait accroître. Un événement developpa tout à coup ces germes de malheurs.

Une nuit, Chactas, au milieu de sa famille, veillait sur sa natte : la flamme du foyer éclairait l’intérieur de la cabane. Une hache teinte de sang tombe aux pieds du vieillard : sur le manche de cette hache étaient gravés l’image de deux femelles de castor et le symbole de la nation des Illinois. Dans les cabanes des différents sachems de pareilles armes furent jetées, et les hérauts illinois, qui étaient ainsi venus déclarer la guerre, avaient disparu dans les ténèbres.

Ondouré, dans l’espoir de perdre celui qui lui enlevait le cœur de Céluta, avait fait avertir secrètement les Illinois de l’accident de la chasse. Peu importait à ce chef de plonger son pays dans un abîme de maux, s’il pouvait à la fois rendre son rival odieux à la nation, et atteindre peut-être par la chance des armes à la puissance absolue. Il avait prévu que le vieux Soleil serait obligé de marcher à l’ennemi : à défaut de la flèche des Illinois, Ondouré ne pourrait-il pas employer la sienne pour se débarrasser d’un chef importun ? Akansie, mère du jeune Soleil, disposerait alors du pouvoir souverain, et par elle l’homme qu’elle adorait parviendrait facilement à la dignité d’édile, dignité qui le rendrait tuteur du nouveau prince. Enfin Ondouré, qui détestait les Français mais qui les servait pour se faire appuyer d’eux, ne trouverait-il pas quelque moyen de les chasser de la Louisiane, lorsqu’il serait revêtu de l’autorité suprême ? Maître alors de la fortune, il immolerait le frère d’Amélie et soumettrait Céluta à son amour.

Tels étaient les desseins qu’Ondouré roulait vaguement dans son âme. Il connaissait Akansie ; il savait qu’elle se prêterait à tous ses forfaits, s’il la persuadait de son repentir, si elle se pouvait croire aimée. Il affecte donc pour cette femme une ardeur qu’il ne ressent pas ; il promet de sacrifier Céluta, exigeant à son tour d’Akansie qu’elle serve une ambition dont elle recueillera les fruits. La crédule amante consent à des crimes pour une caresse.

La passion de Céluta s’augmentait en silence. René était devenu l’ami d’Outougamiz. Ne serait-il pas possible à Céluta d’obtenir la main de René ? Les murmures que l’on commençait à élever de toutes parts contre le guerrier blanc ne faisaient qu’attacher davantage l’Indienne à ce guerrier : l’amour se plaît au dévouement et aux sacrifices. Les prêtres ne cessaient de répéter que des signes s’étaient montrés dans les airs la nuit de la convocation du conseil ; que le serpent sacré avait disparu le jour d’une adoption funeste ; que les femelles de castor avaient été tuées ; que le salut de la nation se trouvait exposé par la présence d’un étranger sacrilège : il fallait des expiations. Redits autour d’elle, ces propos troublaient Céluta : l’injustice de l’accusation la révoltait, et le sentiment de cette injustice fortifiait son amour, désormais irrésistible.

Mais René ne partageait point ce penchant ; il n’avait point changé de nature ; il accomplissait son sort dans toute sa rigueur. Déjà la distraction qu’un long voyage et des objets nouveaux avaient produite dans son âme commençait à perdre sa puissance : les tristesses du frère d’Amélie revenaient, et le souvenir de ses chagrins, au lieu de s’affaiblir par le temps, semblait s’accroître. Les déserts n’avaient pas plus satisfait René que le monde, et dans l’insatiabilité de ses vagues désirs il avait déjà tari la solitude, comme il avait épuisé la société. Personnage immobile au milieu de tant de personnages en mouvement, centre de mille passions qu’il ne partageait point, objet de toutes les pensées par des raisons diverses, le frère d’Amélie devenait la cause invisible de tout : aimer et souffrir était la double fatalité qu’il imposait à quiconque s’approchait de sa personne. Jeté dans le monde comme un grand malheur, sa pernicieuse influence s’étendait aux êtres environnants : c’est ainsi qu’il y a de beaux arbres sous lesquels on ne peut s’asseoir ou respirer sans mourir.

Toutefois René ne se voyait pas sans une douleur amère, tout innocent qu’il était, la cause de la guerre entre les Illinois et les Natchez. « Quoi ! se disait-il, pour prix de l’hospitalité que j’ai reçue, je livre à la désolation les cabanes de mes hôtes ! qu’avais-je besoin d’apporter à ces sauvages le trouble et les misères de ma vie ? Je répondrai à chaque famille du sang qui sera versé. Ah ! qu’on accepte plutôt en réparation le sacrifice de mes jours ! »

Ce sacrifice n’était plus possible que sur le champ de bataille ; la guerre était déclarée, et il ne restait aux Natchez qu’à la soutenir avec courage. Le Soleil prit le commandement de la tribu de l’Aigle, avec laquelle il fut résolu qu’il envahirait les terres des Illinois. Adario demeura aux Natchez avec la tribu de la Tortue et du Serpent, pour défendre la patrie. Outougamiz fut nommé chef des jeunes guerriers qui devaient garder les cabanes : René, adopté dans la tribu de l’Aigle, devait être de l’expédition commandée par le vieux Soleil.

Le jour du départ étant fixé, Outougamiz dit au frère d’Amélie : Tu me quittes ; les sachems m’o-