Page:Chateaubriand - Les Natchez, 1872.djvu/89

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briser la tête contre le tronc des cyprès, il s’écrie : « Où es-tu ? m’as-tu fui comme un faux ami ? Mais qui t’a donné des pieds ou des ailes ? Est-ce la Mort qui t’a enlevé ?… »

Tandis que le sauvage s’abandonne à ses transports, il croit entendre un bruit à quelque distance : il se tait, retient son haleine, écoute, puis soudain se plonge dans l’onde, bondit, nage, bondit encore, bientôt découvre René qui se débat expirant contre un Illinois.

Outougamiz pousse le cri de mort : l’effort qu’il fait en s’élançant est si prodigieux, que ses pieds s’élèvent au-dessus de la surface de l’eau. Il est déjà sur l’ennemi, le renverse, se roule avec lui parmi les limons et les roseaux. Comme lorsque deux taureaux viennent à se rencontrer dans un marais où il ne se trouve qu’un seul lieu pour désaltérer leur soif, ils baissent leurs dards recourbés, leurs queues hérissées se nouent en cercle ; ils se heurtent du front ; des mugissements sortent de leur poitrine, l’onde jaillit sous leurs pieds, la sueur coule autour de leurs cornes et sur le poil de leurs flancs. Outougamiz est vainqueur ; il lie fortement avec des racines tressées son prisonnier au pied d’un arbre, et étend à l’ombre, sous le même arbre, l’ami qu’il vient encore de sauver.

Par les violentes secousses que le frère d’Amélie avait éprouvées, ses plaies s’étaient rouvertes. Le Natchez, dans le premier moment de sa vengeance, fut prêt d’immoler l’Illinois.

— Comment, lui dit-il, as-tu pu être assez cruel pour entraîner ce cerf affaibli ? S’il eût été dans sa force, lâche ennemi, d’un seul coup de tête il eût brisé ton bouclier. Tu mériterais bien que cette main t’enlevât ta chevelure.

Outougamiz, s’arrêtant comme frappé d’une pensée : « As-tu un ami ? » dit-il à l’Illinois. « Oui, » répondit le prisonnier.

— Tu as un ami ! reprit le frère de Céluta s’approchant de lui et le mesurant des yeux ; ne va pas faire un mensonge. »

— Je dis la vérité, » reprit l’Illinois.

— Eh bien ! s’écria Outougamiz tirant son poignard après avoir approché de son oreille la petite chaîne d’or, eh bien ! rends grâces à ce Manitou qui vient de me défendre de te tuer : il ne sera pas dit qu’Outougamiz, de la tribu du Serpent ait jamais séparé deux amis. Que serait-ce de moi si tu m’avais privé de René ? Ah ! je ne serais plus qu’un chevreuil solitaire. Tu vois, ô Illinois ! ce que tu allais faire ; et ton ami serait ainsi ! et il irait seul murmurant ton nom dans le désert ! Non ! il serait trop infortuné !… et ce serait moi.

Le sauvage coupe aussitôt les liens de l’Illinois. « Sois libre, lui dit-il, retourne à l’autre moitié de ton âme, qui te cherche peut-être, comme je cherchais à l’instant ma couronne de fleurs, lorsque tu étais assez inhumain pour la dérober à ma chevelure. Mais je compte sur ta foi : tu ne découvriras point mon lieu à tes compatriotes. Tu ne leur diras point : « Sous le cyprès de l’amitié, Outougamiz le Simple a caché la chair de sa chair. » Jure par ton ami que tes lèvres resteront fermées, comme les deux coupes d’une noix que la lune des moissons n’a point achevé de mûrir.

— Moi, Nassoute, reprit l’étranger, je jure par mon ami, qui est pour moi comme un baume lorsque j’ai des peines dans le cœur, je jure que je ne découvrirai point ton lieu, et que mes lèvres resteront fermées comme les deux coupes d’une noix que la coupe des moissons n’a point achevé de mûrir.

À ces mots Nassoute allait s’éloigner, lorsque Outougamiz l’arrêta et lui dit : « Où sont les guerriers Illinois ? » — « Crois-tu, répliqua l’étranger, que je sois assez lâche pour te l’apprendre ? »

Frère de Céluta, vous répondîtes : « Va retrouver ton ami : je te tendais un piège : si tu avais trahi ta patrie, je n’eusse point cru à ton serment, et tu tombais sous mes coups. »

Nassoute s’éloigne : Outougamiz vient donner ses soins au frère d’Amélie, comme s’il ne s’était rien passé, et comme s’il n’y eut aucun lieu de douter de la foi de l’Illinois, puisqu’il avait fait le serment de l’amitié.

Quelques jours s’écoulèrent : les blessures de René commençaient à se cicatriser ; les meurtrissures étaient moins douloureuses ; la fièvre se calmait. Le frère d’Amélie serait revenu plus promptement à la vie si une nourriture abondante avait pu rétablir ses forces ; mais Outougamiz trouvait à peine quelques baies sauvages. Elles manquèrent enfin ; il ne resta plus au frère de Céluta qu’à tenter les derniers efforts de l’amitié.

Une nuit, il sort furtivement du marais, cachant son entreprise à René et laissant çà et là des paquets flottants de roseaux pour reconnaître la route, si les génies lui permettaient le retour. Il monte à travers le bois de la colline ; il découvre le camp des Illinois, où il était résolu de pénétrer.

Des feux étaient encore allumés : la plupart des familles dormaient étendues autour de ces feux. Le jeune Natchez, après avoir noué sa chevelure à la manière des guerriers ennemis, s’avance vers l’un des foyers. Il aperçoit un cerf à demi dépouillé dont les chairs n’avaient point encore pétillé sur la braise. Outougamiz en dépèce avec son poignard les parties les plus tendres, aussi tranquillement