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D’une voix paisible l’Indienne paraissait répondre à Outougamiz : « En vérité, je dis qu’il connaîtra toutes les ruses de la sagesse, l’homme qui pourra pénétrer celle de votre amitié. Ne craignez rien : j’ai dans le jardin de mon père des simples pour guérir tous les arbres, et en particulier les érables blessés. »

En prononçant ces paroles, qu’Outougamiz croyait entendre, l’Indienne, fille du songe, prit un air de majesté : sa tête se couronna de rayons ; deux ailes blanches bordées d’or ombragèrent ses épaules divines. L’extrémité d’un de ses pieds touchait légèrement la terre, tandis que son corps flottait déjà dans l’air diaphane.

« Outougamiz, semblait dire le brillant fantôme, élève-toi par l’adversité. Que les vertus de la nature te servent d’échelons pour atteindre aux vertus plus sublimes de la religion de cet homme à qui tu as dévoué ta vie : alors je reviendrai vers toi, et tu pourras compter sur les secours de l’ange de l’amitié. »

Ainsi parle la vision au jeune Natchez plongé dans le sommeil. Un parfum d’ambroisie, embaumant les lieux d’alentour, répand la force dans l’âme du frère de Céluta, comme l’huile sacrée qui fait les rois ou prépare l’âme du mourant aux béatitudes célestes.

En même temps le rêve devient magnifique : le séraphin, dont il produit l’image, poussant la terre de son pied, comme un plongeur qui remonte du fond de l’abîme, s’élève dans les airs. Cette vertu calme ne se meut point avec la rapidité des messagers qui portent les ordres redoutables du Tout-Puissant ; son assomption vers la région de l’éternelle paix est mesurée, grave et majestueuse. Aux champs de l’Europe un globe lumineux, arrondi par la main d’un enfant des Gaules, perce lentement la voûte du ciel ; aux champs de l’Inde, l’oiseau du paradis flotte sur un nuage d’or, dans le fluide azuré du firmament.

Outougamiz se réveille ; la voix du héron annonçait le retour de l’aurore : le frère de Céluta se sentait tout fortifié par son rêve et par son sommeil. Après quelques moments employés à rassembler ses idées, l’Indien, rappelant et les périls passés et les dangers à venir, se lève pour commencer sa journée. Il visite d’abord blessures de René, frotte les membres engourdis du malade avec un bouquet d’herbes aromatiques, partage avec lui quelques morceaux de maïs, change les joncs de la couche, renouvelle l’air en agitant les branches des cyprès, et replace son ami sur de frais roseaux : on eût dit d’une matrone laborieuse qui arrange au matin sa cabane, ou d’une mère qui donne de tendres soins à son fils.

Ces choses de l’amitié étant faites, Outougamiz songe à se parer avant d’accomplir les desseins qu’il méditait. Il se mire dans les eaux, peigne sa chevelure, et ranime ses joues décolorées avec la pourpre d’une craie précieuse. Ce sauvage avait tout oublié dans son héroïque entreprise, hors le vermillon des fêtes, mêlant ainsi l’homme et l’enfant, portant la gravité du premier dans les frivolités du second, et la simplicité du second dans les occupations du premier : sur l’arbre d’Atalante, le bouton parfumé qui sert d’ornement à la jeune fille grossit auprès de la pomme d’or qui rafraîchit la bouche du voyageur fatigué.

La nature avait placé dans le cœur d’Outougamiz l’intelligence qu’elle a mise dans la tête des autres hommes : le souffle divin donnait à la Pythie des vues de l’avenir moins claires et moins pénétrantes que l’esprit dont il était animé ne découvrait au frère de Céluta les malheurs qui pouvaient menacer son ami. Saisissant le Temps corps à corps, l’amitié forçait ce mystérieux Protée à lui révéler ses secrets.

Outougamiz, ayant pris ses armes, dit au nouveau Philoctète couché dans son antre, mais que l’amitié des déserts, plus fidèle que celle des palais, n’avait point trahi : « Je vais chercher les dons du Grand-Esprit, car il faut bien que tu vives, et il faut aussi que je vive. Si je ne mangeais pas, j’aurais faim, et mon âme s’en irait dans le pays des âmes. Et comment ferais-tu alors ? Je vois bien tes pieds, mais ils sont immobiles ; je vois bien tes mains, mais elles sont froides et ne peuvent serrer les miennes. Tu es loin de ta forêt et de ta retraite : qui donnerait la pâture à l’hermine blessée, si le castor qui l’accompagne allait mourir ? Elle baisserait la tête, ses yeux se fermeraient ; elle tomberait en défaillance : les chasseurs la trouveraient expirante et diraient : « Voyez l’hermine blessée loin de sa forêt et de sa retraite. »

À ces mots l’Indien s’enfonça dans la cyprière, mais non sans tourner plusieurs fois la tête vers le lieu où reposait la vie de sa vie. Il se parlait incessamment, et se disait : « Outougamiz ! tu es un chevreuil sans esprit ; tu ne connais point les plantes, tu ne fais rien pour sauver ton frère. » Et il versait des larmes sur son peu d’expérience et il se reprochait d’être inutile à son ami !

Il chercha longtemps dans les détours du marais des herbes salutaires : il cueillit des cressons et tua quelques oiseaux. En revenant à l’asile consacré par son amitié, il aperçut de loin les joncs bouleversés et épars. Il approche, appelle, touche à la couche, soulève les roseaux : le frère d’Amélie n’était plus !

Le désespoir s’empare d’Outougamiz : prêt à se