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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

plus dans une clientèle, car je hais les protecteurs. Dans les jeux, je ne prétendais mener personne, mais je ne voulais pas être mené : je n’étais bon ni pour tyran ni pour esclave, et tel je suis demeuré.

Il arriva pourtant que je devins assez vite un centre de réunion ; j’exerçai dans la suite, à mon régiment, la même puissance : simple sous-lieutenant que j’étais, les vieux officiers passaient leurs soirées chez moi et préféraient mon appartement au café. Je ne sais d’où cela venait, n’était peut-être ma facilité à entrer dans l’esprit et à prendre les mœurs des autres. J’aimais autant chasser et courir que lire et écrire. Il m’est encore indifférent de deviser des choses les plus communes, ou de causer des sujets les plus relevés[1]. Très peu sensible à l’esprit, il m’est presque antipathique, bien que je ne sois pas une bête. Aucun défaut ne me choque, excepté la moquerie et la suffisance que j’ai grand’peine à ne pas morguer ; je trouve que les autres ont toujours sur moi une supériorité quelconque, et si je me sens par hasard un avantage, j’en suis tout embarrassé[2].

  1. Après avoir cité ce passage, M. de Marcellus ajoute : « J’ai eu bien des fois l’occasion de constater l’exactitude de ces traits si habilement tirés du caractère de M. de Chateaubriand, si justes et si vrais sous sa main, qu’on croirait impossible de les dessiner soi-même. » (Chateaubriand et son temps, p. 15.)
  2. « Depuis que j’ai acquis une malheureuse célébrité, il m’est arrivé de passer des jours, des mois entiers avec des personnes qui ne se souvenaient plus que j’avais fait des livres ; moi-même je l’oubliais, si bien que cela nous paraissait à tous une chose de l’autre monde. Écrire aujourd’hui m’est odieux, non que j’affecte un sot dédain pour les lettres, mais c’est que je doute plus que jamais de mon talent, et que les lettres ont si cruellement troublé ma vie que j’ai pris mes ouvrages en aversion. » Manuscrit de 1826.