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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

le Père de famille[1]. J’aperçois deux hommes qui se promenaient sur le théâtre en causant, et que tout le monde regardait. Je les pris pour les directeurs des marionnettes, qui devisaient devant la cahute de madame Gigogne, en attendant l’arrivée du public : j’étais seulement étonné qu’ils parlassent si haut de leurs affaires et qu’on les écoutât en silence. Mon ébahissement redoubla lorsque d’autres personnages, arrivant sur la scène, se mirent à faire de grands bras, à larmoyer, et lorsque chacun se mit à pleurer par contagion. Le rideau tomba sans que j’eusse rien compris à tout cela. Mon frère descendit au foyer entre les deux pièces. Demeuré dans la loge au milieu des étrangers dont ma timidité me faisait un supplice, j’aurais voulu être au fond de mon collège. Telle fut la première impression que je reçus de l’art de Sophocle et de Molière.

La troisième année de mon séjour à Dol fut marquée par le mariage de mes deux sœurs aînées : Marianne épousa le comte de Marigny, et Bénigne le comte de Québriac. Elles suivirent leurs maris à Fougères : signal de la dispersion d’une famille dont les membres devaient bientôt se séparer. Mes sœurs reçurent la bénédiction nuptiale à Combourg le même jour, à la même heure, au même autel, dans la chapelle du château[2]. Elles pleuraient, ma mère pleurait ; je fus

  1. Le Père de famille, de Diderot, imprimé dès 1758, ne fut représenté à la Comédie Française que le 18 février 1768. Le succès du reste fut médiocre. La pièce n’eut que sept représentations.
  2. Le double mariage des deux sœurs aînées de Chateaubriand eut lieu le 11 janvier 1780. Marie-Anne-Françoise épousait Jean-Joseph Geffelot, comte de Marigny. Bénigne-Jeanne épousait Jean-François-Xavier, comte de Québriac, seigneur de Patrion.