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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

reste plus qu’à recueillir des malheurs, et le chœur lui dit : « qu’un vieillard est une ombre errante à la clarté du jour. » Ὄναρ ἡμερόφαντον ἀλαίνει.


Dans les premiers enchantements de l’inspiration, j’invitai Lucile à m’imiter. Nous passions des jours à nous consulter mutuellement, à nous communiquer ce que nous avions fait, ce que nous comptions faire. Nous entreprenions des ouvrages en commun ; guidés par notre instinct, nous traduisîmes les plus beaux et les plus tristes passages de Job et de Lucrèce sur la vie : le Tœdet animam meam vitæ meæ, l’Homo natus de muliere, le Tum porro puer, ut sævis projectus ab undis navita, etc. Les pensées de Lucile n’étaient que des sentiments ; elles sortaient avec difficulté de son âme ; mais quand elle parvenait à les exprimer, il n’y avait rien au-dessus. Elle a laissé une trentaine de pages manuscrites ; il est impossible de les lire sans être profondément ému. L’élégance, la suavité, la rêverie, la sensibilité passionnée de ces pages offrent un mélange du génie grec et du génie germanique[1].

  1. Sous ce titre : Lucile de Chateaubriand, ses contes, ses poèmes, ses lettres, précédés d’une Étude sur sa vie, M. Anatole France a publié, en 1879, un exquis petit volume. On y trouve, à la suite des trois petits poèmes insérés ici dans les Mémoires, — L’Aurore, À la lune, l’Innocence, — deux contes publiés dans le Mercure, du vivant de Lucile, mais contre son gré : L’Arbre sensible, conte oriental, et l’Origine de la Rose, conte grec. Viennent ensuite trois lettres à M. de Chênedollé, deux lettres à madame de Beaumont, onze lettres ou fragments de lettres à son frère. C’est peu de chose sans doute, assez pourtant pour que le nom de Lucile de Chateaubriand soit immortel.