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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

et blanc, comme jadis la jaquette de mes vœux : j’ai marché sous les mêmes couleurs, jeune homme et enfant. Je ne subis aucune des épreuves à travers lesquelles les sous-lieutenants étaient dans l’usage de faire passer un nouveau venu ; je ne sais pourquoi on n’osa se livrer avec moi à ces enfantillages militaires. Il n’y avait pas quinze jours que j’étais au corps, qu’on me traitait comme un ancien. J’appris facilement le maniement des armes et la théorie ; je franchis mes grades de caporal et de sergent aux applaudissements de mes instructeurs. Ma chambre devint le rendez-vous des vieux capitaines comme des jeunes sous-lieutenants : les premiers me faisaient faire leurs campagnes, les autres me confiaient leurs amours.

La Martinière me venait chercher pour passer avec lui devant la porte d’une belle Cambrésienne qu’il adorait ; cela nous arrivait cinq à six fois le jour. Il était très laid et avait le visage labouré par la petite vérole. Il me racontait sa passion en buvant de grands verres d’eau de groseille, que je payais quelquefois.

Tout aurait été à merveille sans ma folle ardeur pour la toilette ; on affectait alors le rigorisme de la tenue prussienne : petit chapeau, petites boucles serrées à la tête, queue attachée roide, habit strictement agrafé. Cela me déplaisait fort ; je me soumettais le matin à ces entraves, mais le soir, quand j’espérais n’être pas vu des chefs, je m’affublais d’un plus grand chapeau ; le barbier descendait les boucles de mes cheveux et desserrait ma queue ; je déboutonnais et croisais les revers de mon habit ; dans ce tendre négligé, j’allais faire ma cour pour La Martinière, sous la fenêtre de sa cruelle Flamande. Voilà qu’un jour je me rencontre