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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

quartiers clos, dans les rues étroites et sans réverbères, où des voleurs et des assassins se tenaient embusqués, où des rencontres avaient lieu tantôt à la lumière des flambeaux, tantôt dans l’épaisseur des ténèbres, c’était au péril de sa tête qu’on cherchait le rendez-vous donné par quelque Héloïse. Pour se livrer au désordre, il fallait aimer véritablement ; pour violer les mœurs générales, il fallait faire de grands sacrifices. Non seulement il s’agissait d’affronter des dangers fortuits et de braver le glaive des lois, mais on était obligé de vaincre en soi l’empire des habitudes régulières, l’autorité de la famille, la tyrannie des coutumes domestiques, l’opposition de la conscience, les terreurs et les devoirs du chrétien. Toutes ces entraves doublaient l’énergie des passions.

Je n’aurais pas suivi en 1788 une misérable affamée qui m’eût entraîné dans son bouge sous la surveillance de la police ; mais il est probable que j’eusse mis à fin, en 1606, une aventure du genre de celle qu’a si bien racontée Bassompierre.

« Il y avoit cinq ou six mois, dit le maréchal, que toutes les fois que je passois sur le Petit-Pont (car en ce temps-là le Pont-Neuf n’était point bâti), une belle femme, lingère à l’enseigne des Deux-Anges, me faisoit de grandes révérences et m’accompagnoit de la vue tant qu’elle pouvoit ; et comme j’eus pris garde à son action, je la regardois aussi et la saluois avec plus de soin.

« Il advint que lorsque j’arrivai de Fontainebleau à Paris, passant sur le Petit-Pont, dès qu’elle m’aperçut venir, elle se mit sur l’entrée de sa boutique et me dit, comme je passois : — Monsieur je suis votre ser-