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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

de lui, contre l’oppresseur de nos libertés, des vers sanglants[1].

Mais, sans contredit, le plus bilieux des gens de lettres que je connus à Paris à cette époque était Chamfort[2] ; atteint de la maladie qui a fait les Jacobins, il ne pouvait pardonner aux hommes le hasard de sa naissance. Il trahissait la confiance des maisons où il était admis ; il prenait le cynisme de son langage pour la peinture des mœurs de la cour. On ne pouvait lui contester de l’esprit et du talent, mais de cet esprit et de ce talent qui n’atteignent point la postérité. Quand il vit que sous la Révolution il n’arrivait à rien, il tourna contre lui-même les mains qu’il avait levées sur la société. Le bonnet rouge ne parut plus à son orgueil qu’une autre espèce de couronne, le sans-culottisme qu’une sorte de noblesse, dont les Marat et les Robespierre étaient les grands seigneurs. Furieux de retrouver l’inégalité des rangs jusque dans le monde des douleurs et des larmes, condamné à n’être encore qu’un vilain dans la féodalité des bourreaux, il se vou-

  1. Il est bien vrai que Le Brun a écrit des vers sanglants contre Bonaparte ; mais ces vers, il les a tenus secrets, tandis qu’il avait bien soin de publier ceux où il célébrait ce même Bonaparte. « Il s’était tout à fait, et dès le premier jour, dit Sainte-Beuve, rallié à Bonaparte, qui lui avait accordé une grosse pension 6 000 francs. Il a loué le héros, comme il avait déjà loué indifféremment Louis XVI, Calonne, Vergennes, Robespierre, sans préjudice des petites épigrammes qu’il se passait dans l’intervalle et qui ne comptaient pas. » Causeries du lundi V, 134.
  2. Chamfort (Sébastien-Roch Nicolas, dit), né près de Clermont en Auvergne en 1741, mort à Paris, sous la Terreur, victime de cette révolution dont il avait été l’un des adeptes les plus fanatiques.