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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

mais il était avare et adonné à des femmes de mauvaise vie[1].

Au souper antique de M. de Vaudreuil, il joua le personnage de Pindare[2]. Parmi ses poésies lyriques, on trouve des strophes énergiques ou élégantes, comme dans l’ode sur le vaisseau le Vengeur et dans l’ode sur les Environs de Paris. Ses élégies sortent de sa tête, rarement de son âme ; il a l’originalité recherchée, non l’originalité naturelle ; il ne crée rien qu’à force d’art ; il se fatigue à pervertir le sens des mots et à les conjoindre par des alliances monstrueuses. Le Brun n’avait de vrai talent que pour le satire ; son épître sur la bonne et la mauvaise plaisanterie a joui d’un renom mérité. Quelques-unes de ses épigrammes sont à mettre auprès de celles de J.-B. Rousseau ; La Harpe surtout l’inspirait. Il faut encore lui rendre une autre justice : il fut indépendant sous Bonaparte, et il reste

  1. Déjà, en 1798, dans une note manuscrite de son exemplaire de l’Essai, Chateaubriand avait tracé de Le Brun ce joli croquis : « Le Brun a toutes les qualités du lyrique. Ses yeux sont âpres, ses tempes chauves, sa taille élevée. Il est maigre, pâle, et quand il récite son Exegi monumentum, on croirait entendre Pindare aux Jeux olympiques. Le Brun ne s’endort jamais qu’il n’ait composé quelques vers, et c’est toujours dans son lit, entre trois et quatre heures du matin, que l’esprit divin le visite. Quand j’allais le voir le matin, je le trouvais entre trois ou quatre pots sales avec une vieille servante qui faisait son ménage : « Mon ami, me disait-il, ah ! j’ai fait cette nuit quelque chose ! oh ! si vous l’entendiez ! » Et il se mettait à tonner sa strophe, tandis que son perruquier, qui enrageait, lui disait : « Monsieur, tournez donc la tête ! » et avec ses deux mains il inclinait la tête de Le Brun, qui oubliait bientôt le perruquier et recommençait à gesticuler et déclamer. »
  2. Sur le souper antique de M. de Vaudreuil, voyez les Souvenirs de Mme Lebrun-Vigée. Le Brun, coiffé du laurier de Pindare, y récita des imitations d’Anacréon.