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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

jadis jésuite[1], auquel il était arrivé une étrange aventure.

Quand il fut nommé régisseur à Lascardais, le comte de Chateaubourg, le père, venait de mourir : M. Livoret, qui ne l’avait pas connu, fut installé gardien du castel. La première nuit qu’il y coucha seul, il vit entrer dans son appartement un vieillard pâle, en robe de chambre, en bonnet de nuit, portant une petite lumière. L’apparition s’approche de l’âtre, pose son bougeoir sur la cheminée, rallume le feu et s’assied dans un fauteuil. M. Livoret tremblait de tout son corps. Après deux heures de silence, le vieillard se lève, reprend sa lumière, et sort de la chambre en fermant la porte.

Le lendemain, le régisseur conta son aventure aux fermiers, qui, sur la description de la lémure, affirmèrent que c’était leur vieux maître. Tout ne finit pas là : si M. Livoret regardait derrière lui dans une forêt, il apercevait le fantôme ; s’il avait à franchir un échalier dans un champ, l’ombre se mettait à califourchon sur l’échalier. Un jour, le misérable obsédé s’étant hasardé à lui dire : « Monsieur de Chateaubourg, laissez-moi ; » le revenant répondit : « Non. » M. Livoret, homme froid et positif, très peu brillant d’imaginative, racontait tant qu’on voulait son histoire, toujours de la même manière et avec la même conviction.

Un peu plus tard, j’accompagnai en Normandie

  1. Rob. Lamb. Livorel (et non Livoret), né le 17 septembre 1735, était entré dans la Compagnie de Jésus le 27 octobre 1753. Au moment de la suppression de la Compagnie (1762), il était au collège de Rennes, en qualité de frère coadjuteur, et chargé, à ce titre, de s’occuper de la maison de campagne du collège.