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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

le monde est sorti ; me voilà seul : mettons-nous à l’œuvre.

Il y a vingt-deux ans, je viens de le dire, que j’esquissais à Londres les Natchez et Atala ; j’en suis précisément dans mes Mémoires à l’époque de mes voyages en Amérique : cela se rejoint à merveille. Supprimons ces vingt-deux ans, comme ils sont en effet supprimés de ma vie, et partons pour les forêts du Nouveau Monde : le récit de mon ambassade viendra à sa date, quand il plaira à Dieu ; mais, pour peu que je reste ici quelque mois, j’aurai le plaisir d’arriver de la cataracte du Niagara à l’armée des princes en Allemagne, et de l’armée des princes à ma retraite en Angleterre. L’ambassadeur du roi de France peut raconter l’histoire de l’émigré français dans le lieu même où celui-ci était exilé.


Le livre précédent se termine par mon embarquement à Saint-Malo. Bientôt nous sortîmes de la Manche, et l’immense houle de l’ouest nous annonça l’Atlantique.

Il est difficile aux personnes qui n’ont jamais navigué de se faire une idée des sentiments qu’on éprouve, lorsque du bord d’un vaisseau on n’aperçoit de toutes parts que la face sérieuse de l’abîme. Il y a dans la vie périlleuse du marin une indépendance qui tient de l’absence de la terre : on laisse sur le rivage les passions des hommes ; entre le monde que l’on quitte et celui que l’on cherche, on n’a pour amour et pour patrie que l’élément sur lequel on est porté. Plus de devoirs à remplir, plus de visites à rendre, plus de journaux, plus de politique. La langue même des ma-