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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

Le matelot ne sait où la mort le surprendra, à quel bord il laissera sa vie : peut-être, quand il aura mêlé au vent son dernier soupir, sera-t-il lancé au sein des flots, attaché sur deux avirons, pour continuer son voyage ; peut-être sera-t-il enterré dans un îlot désert que l’on ne retrouvera jamais, ainsi qu’il a dormi isolé dans son hamac, au milieu de l’Océan.

Le vaisseau seul est un spectacle : sensible au plus léger mouvement du gouvernail, hippogriffe ou coursier ailé, il obéit à la main du pilote, comme un cheval à la main du cavalier. L’élégance des mâts et des cordages, la légèreté des matelots qui voltigent sur les vergues, les différents aspects dans lesquels se présente le navire, soit qu’il vogue penché par un autan contraire, soit qu’il fuie droit devant un aquilon favorable, font de cette machine savante une des merveilles du génie de l’homme. Tantôt la lame et son écume brisent et rejaillissent contre la carène ; tantôt l’onde paisible se divise, sans résistance, devant la proue. Les pavillons, les flammes, les voiles, achèvent la beauté de ce palais de Neptune : les plus basses voiles, déployées dans leur largeur, s’arrondissent comme de vastes cylindres ; les plus hautes, comprimées dans leur milieu, ressemblent aux mamelles d’une sirène. Animé d’un souffle impétueux, le navire, avec sa quille, comme avec le soc d’une charrue, laboure à grand bruit le champ des mers.

Sur ce chemin de l’Océan, le long duquel on n’aperçoit ni arbres, ni villages, ni villes, ni tours, ni clochers, ni tombeaux ; sur cette route sans colonnes, sans pierres milliaires, qui n’a pour bornes que les vagues, pour relais que les vents, pour flambeaux que