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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

rie : peintre, musicien, mathématicien, il parlait plusieurs langues. L’abbé Nagot, supérieur des Sulpiciens, ayant rencontré l’officier anglican, en fit un catholique : il emmenait son néophyte à Baltimore.

Je m’accointai avec Tulloch : comme j’étais alors profond philosophe, je l’invitais à revenir chez ses parents.[1] Le spectacle que nous avions sous les yeux le transportait d’admiration. Nous nous levions la nuit, lorsque le pont était abandonné à l’officier de quart et à quelques matelots qui fumaient leur pipe en silence : Tuta æquora silent.[2] Le vaisseau roulait au gré des lames sourdes et lentes, tandis que des étincelles de feu couraient avec une blanche écume le long de ses flancs. Des milliers d’étoiles rayonnant dans le sombre azur du dôme céleste, une mer sans rivage, l’infini dans le ciel et sur les flots ! Jamais Dieu ne m’a plus troublé de sa grandeur que dans ces nuits où j’avais l’immensité sur ma tête et l’immensité sous mes pieds.

Des vents d’ouest, entremêlés de calmes, retardèrent notre marche. Le 4 mai, nous n’étions qu’à la hauteur des Açores. Le 6, vers les 8 heures du matin, nous eûmes connaissance de l’île du Pic ; ce volcan domina longtemps des mers non naviguées : inutile phare la nuit, signal sans témoin le jour.

Il y a quelque chose de magique à voir s’élever la terre du fond de la mer. Christophe Colomb, au milieu d’un équipage révolté, prêt à retourner en Europe sans avoir atteint le but de son voyage, aperçoit une

  1. Voir, à l’Appendice, le no XI : Francis Tulloch.
  2. C’est l’hémistiche de Virgile renversé. Virgile a dit : Œquora tuta silent. (Enéid. I. v. 164.)