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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

mence à descendre le long des haubans, pesant comme un ours, trébuchant comme Silène. En mettant le pied sur le pont, il pousse de nouveaux rugissements, bondit, saisit un seau, le remplit d’eau de mer et le verse sur le chef de ceux qui n’ont pas passé la Ligne, ou qui ne sont pas parvenus à la latitude des glaces. On fuit sous les ponts, on remonte sur les écoutilles, on grimpe aux mâts : père Tropique vous poursuit ; cela finit au moyen d’un large pourboire : jeux d’Amphitrite, qu’Homère aurait célébrés comme il a chanté Protée, si le vieil Océanus eût été connu tout entier du temps d’Ulysse ; mais alors on ne voyait encore que sa tête aux Colonnes d’Hercule ; son corps caché couvrait le monde.

Nous gouvernâmes vers les îles Saint-Pierre et Miquelon, cherchant une nouvelle relâche. Quand nous approchâmes de la première, un matin entre dix heures et midi, nous étions presque dessus ; ses côtés perçaient, en forme de bosse noire, à travers la brume.

Nous mouillâmes devant la capitale de l’île : nous ne la voyions pas, mais nous entendions le bruit de la terre. Les passagers se hâtèrent de débarquer ; le supérieur de Saint-Sulpice, continuellement harcelé du mal de mer, était si faible, qu’on fut obligé de le porter au rivage. Je pris un logement à part ; j’attendis qu’une rafale, arrachant le brouillard, me montra le lieu que j’habitais, et pour ainsi dire le visage de mes hôtes dans ce pays des ombres.

Le port et la rade de Saint-Pierre sont placés entre la côte orientale de l’île et un îlot allongé, l’île aux Chiens. Le port, surnommé le Barachois, creuse les terres et aboutit à une flaque saumâtre. Des mornes