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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

Telle fut ma rencontre avec le soldat citoyen, libérateur d’un monde. Washington est descendu dans la tombe[1] avant qu’un peu de bruit se soit attaché à mes pas ; j’ai passé devant lui comme l’être le plus inconnu ; il était dans tout son éclat, moi dans toute mon obscurité ; mon nom n’est peut-être pas demeuré un jour entier dans sa mémoire : heureux pourtant que ses regards soient tombés sur moi ! je m’en suis senti échauffé le reste de ma vie : il y a une vertu dans les regards d’un grand homme.


Bonaparte achève à peine de mourir. Puisque je viens de heurter à la porte de Washington, le parallèle entre le fondateur des États-Unis et l’empereur des Français se présente naturellement à mon esprit ; d’autant mieux qu’au moment où je trace ces lignes, Washington lui-même n’est plus. Ercilla, chantant et bataillant dans le Chili, s’arrête au milieu de son voyage pour raconter la mort de Didon[2] ; moi, je m’arrête au début de ma course dans la Pensylvanie pour comparer Washington à Bonaparte. J’aurais pu ne m’occuper d’eux qu’à l’époque où je rencontrai Napoléon ; mais si je venais à toucher ma tombe avant d’avoir atteint dans ma chronique l’année 1814, on ne saurait donc rien de ce que j’aurais à dire des deux mandataires de la Providence ? Je me souviens

  1. Washington est mort le 9 décembre 1799.
  2. Ercilla Y Zuniga (Don Alonso de), célèbre poète espagnol (1533-1595). À vingt ans, il fit partie, sur sa demande, de l’expédition envoyée pour étouffer la révolte des Araucans dans le Chili. Il y trouva le sujet de son poème : l’Araucanie (la Araucana), qu’il dédia à Philippe II et qui parut en trois parties (1569-1578-1589).