Page:Chateaubriand - Mémoires d’outre-tombe t1.djvu/44

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
XXXVI
MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

Vérone, au point de vue du style — le seul qui nous occupe en ce moment — tant vaut nécessairement toute la partie des Mémoires d’Outre-tombe, composée à la même date, écrite avec la même encre. Or, voici comme un excellent juge, Alexandre Vinet, appréciait le style du Congrès de Vérone :

Ce livre est une belle œuvre d’historien et de politique ; mais quand elle ferait, sous ces deux rapports, moins d’honneur à M. de Chateaubriand, quel honneur ne fait-elle pas à son talent d’écrivain ? Nous ne croyons pas que, dans aucun de ses ouvrages, il ait répandu plus de beautés, ni des beautés plus vraies et plus diverses. La verve et la perfection de la forme ne sont point ici aux dépens l’une de l’autre ; toutes les deux sont à la fois portées au plus haut degré, et semblent dériver l’une de l’autre. Le style propre à M. de Chateaubriand ne nous a jamais paru plus accompli que dans cette dernière production ; nous devrions dire les styles, car il y en a plusieurs, et dans chacun il est presque également parfait. L’homme d’État dans ses éloquentes dépêches, l’historien-poète dans ses vivants tableaux, le peintre des mœurs dans ses sarcasmes mordants et altiers, se disputent le prix et nous laissent indécis dans l’admiration… On a l’air de croire que l’auteur d’Atala et des Martyrs n’a fait que se continuer. C’est une erreur. Son talent n’a cessé, depuis lors, d’être en voie de progrès ; à l’âge de soixante-dix ans, il avance, il acquiert encore autant pour le moins et aussi rapidement qu’à l’époque « de sa plus verte nouveauté »… Ce talent, à mesure que la pensée et la passion s’y sont fait leur part, a pris une constitution plus ferme ; la vie et le travail l’ont affermi et complété ; sans rien perdre de sa suavité et de sa magnificence, le style s’est entrelacé, comme la soie d’une riche tenture, à un canevas plus serré, et ses couleurs en ont paru tout ensemble plus vives et mieux fondues. Tout, jusqu’à la forme de la phrase, est devenu plus précis, moins flottant ; le mouvement du discours a gagné en souplesse et en variété ; une étude délicate de notre langue, qu’on désirait fléchir et jamais froisser, a fait trouver des tours heureux et nouveaux, qui sont savants et ne paraissent que libres. Le prisme a décomposé le rayon solaire sans l’obscurcir, et les couleurs qui en rejaillissent éclairent comme la lumière[1].

  1. A. Vinet. Études sur la littérature française au dix-neuvième siècle, tome I, page 432.