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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

Un ruisseau s’enguirlandait de dionées ; une multitude d’éphémères bourdonnaient alentour. Il y avait aussi des oiseaux-mouches et des papillons qui, dans leurs plus brillants affiquets, joutaient d’éclat avec la diaprure du parterre. Au milieu de ces promenades et de ces études, j’étais souvent frappé de leur futilité. Quoi ! la Révolution, qui pesait déjà sur moi et me chassait dans les bois, ne m’inspirait rien de plus grave ? Quoi ! c’était pendant les heures du bouleversement de mon pays que je m’occupais de descriptions et de plantes, de papillons et de fleurs ? L’individualité humaine sert à mesurer la petitesse des plus grands événements. Combien d’hommes sont indifférents à ces événements ! De combien d’autres seront-ils ignorés ! La population générale du globe est évaluée de onze à douze cents millions ; il meurt un homme par seconde : ainsi, à chaque minute de notre existence, de nos sourires, de nos joies, soixante hommes expirent, soixante familles gémissent et pleurent. La vie est une peste permanente. Cette chaîne de deuil et de funérailles qui nous entortille ne se brise point, elle s’allonge : nous en formerons nous-mêmes un anneau. Et puis, magnifions l’importance de ces catastrophes, dont les trois quarts et demi du monde n’entendront jamais parler ! Haletons après une renommée qui ne volera pas à quelques lieues de notre tombe ! Plongeons-nous dans l’océan d’une félicité dont chaque minute s’écoule entre soixante cercueils incessamment renouvelés !


Nam nox nulla diem, neque noctem aurora sequuta est
Quæ non audierit mixtos vagitibus ægris
Ploratus, mortis comites et funeris atri.