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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

ment de cœur que j’éprouvai en le quittant me semblait dès lors un pressentiment que je ne le reverrais jamais.

M. de Malesherbes aurait été grand si sa taille épaisse ne l’avait empêché de le paraître. Ce qu’il y avait de très étonnant en lui, c’était l’énergie avec laquelle il s’exprimait dans une vieillesse avancée. Si vous le voyiez assis sans parler, avec ses yeux un peu enfoncés, ses gros sourcils grisonnants et son air de bonté, vous l’eussiez pris pour un de ces augustes personnages peints de la main de Le Sueur. Mais si on venait à toucher la corde sensible, il se levait comme l’éclair, ses yeux à l’instant s’ouvraient et s’agrandissaient : aux paroles chaudes qui sortaient de sa bouche, à son air expressif et animé, il vous aurait semblé voir un jeune homme dans toute l’effervescence de l’âge ; mais à sa tête chenue, à ses mots un peu confus, faute de dents pour les prononcer, vous reconnaissiez le septuagénaire. Ce contraste redoublait les charmes que l’on trouvait dans sa conversation, comme on aime ces feux qui brûlent au milieu des neiges et des glaces de l’hiver.

M. de Malesherbes a rempli l’Europe du bruit de son nom ; mais le défenseur de Louis XVI n’a pas été moins admirable aux autres époques de sa vie que dans les derniers instants qui l’ont si glorieusement couronnée. Patron des gens de lettres, le monde lui doit l’Émile, et l’on sait que c’est le seul homme de cour, le maréchal de Luxembourg excepté, que Jean-Jacques ait sincèrement aimé. Plus d’une fois il brisa les portes des bastilles ; lui seul refusa de plier son caractère aux vices des grands, et sorti pur des places où tant d’autres avaient laissé leur vertu. Quelques-uns lui ont reproché de donner dans ce qu’on appelle les principes du jour. Si par principes du jour on entend haine des abus, M. de Malesherbes fut certainement coupable. Quant à moi, j’avouerai que s’il n’eût été qu’un bon et franc gentilhomme, prêt à se sacrifier pour le roi, son maître, et à en appeler à son épée plutôt qu’à sa raison, je l’eusse sincèrement estimé, mais j’aurais laissé à d’autres le soin de faire son éloge.

Je me propose d’écrire la vie de M. de Malesherbes, pour laquelle je rassemble depuis longtemps des matériaux. Cet ouvrage embrassera ce qu’il y a de plus intéressant dans le règne de Louis XV et de Louis XVI. Je montrerai l’illustre magistrat mêlé dans toutes les affaires des temps. On le verra patriote à la cour, naturaliste à Malesherbes, philosophe à Paris. On le suivra au conseil des rois et dans la retraite du sage. On le verra écrivant d’un côté aux ministres sur des matières d’état, de l’autre entretenant une correspondance de cœur avec Rous-