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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

Je m’enfonçai dans la forêt, je n’étais pas trop triste ; la solitude m’avait rendu à ma nature. Je chantonnais la romance de l’infortuné Cazotte :

 Tout au beau milieu des Ardennes,
Est un château sur le haut d’un rocher[1], etc., etc.

N’était-ce point dans le donjon de ce château des fantômes que le roi d’Espagne, Philippe II, fit enfermer mon compatriote, le capitaine La Noue, qui eut pour grand’mère une Chateaubriand ? Philippe consentait à relâcher l’illustre prisonnier, si celui-ci consentait à se laisser crever les yeux ; La Noue fut au moment d’accepter la proposition, tant il avait soif de retrouver sa chère Bretagne[2]. Hélas ! j’étais possédé du même désir, et pour m’ôter la vue je n’avais besoin

  1. C’est le début de la célèbre romance de Cazotte, la Veillée de la Bonne femme ou le Réveil d’Enguerrand.
  2. François de La Noue, dit Bras-de-fer, célèbre capitaine calviniste, né en 1531, au manoir de La Noue-Briord, près de Bourgneuf (Loire-Inférieure). En 1578, les États-Généraux des Pays-Bas, résolus à s’affranchir de la domination de Philippe II, le firent général en chef de leur armée, à la tête de laquelle il se montra le digne adversaire du duc de Parme, l’un des plus habiles généraux du roi d’Espagne. Tombé dans une embuscade aux environs de Lille, il fut enfermé pendant cinq ans dans les forteresses de Limbourg et de Charlemont. Offre lui fut faite de sa liberté, mais « pour donner suffisante caution de ne porter jamais les armes contre le roy catholique, il fallait qu’il se laissât crever les yeux ». — Mortellement blessé au siège de Lamballe, il expira quelques jours après à Moncontour où il avait été transporté (4 août 1591). Henri IV, auprès duquel il avait combattu à Arques et à Ivry, fut profondément affligé de sa mort : « C’estait, dit-il, un grand homme de guerre et encore un plus grand homme de bien. On ne peut assez regretter qu’un si petit château ait fait périr un capitaine qui valait mieux que toute une province. »