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Page:Chateaubriand - Mémoires d’outre-tombe t2.djvu/108

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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

que du mal dont il avait plu à Dieu de m’affliger. Je ne rencontrai pas sire Enguerrand venant d’Espagne[1], mais de pauvres traîne-malheur, de petits marchands forains qui avaient, comme moi, toute leur fortune sur le dos. Un bûcheron, avec des genouillères de feutre, entrait dans le bois : il aurait dû me prendre pour une branche morte et m’abattre. Quelques corneilles, quelques alouettes, quelques bruants, espèce de gros pinsons, trottaient sur le chemin ou posaient immobiles sur le cordon de pierres, attentifs à l’émouchet qui planait circulairement dans le ciel. De fois à autre, j’entendais le son de la trompe du porcher gardant ses truies et leurs petits à la glandée. Je me reposai à la hutte roulante d’un berger ; je n’y trouvai pour maître que chaton qui me fit mille gracieuses caresses. Le berger se tenait au loin, debout, au centre d’un parcours, ses chiens assis à différentes distances autour des moutons ; le jour, ce pâtre cueillait des simples, c’était un médecin et un sorcier ; la nuit, il regardait les étoiles, c’était un berger chaldéen.

Je stationnai, une demi-lieue plus haut, dans un viandis de cerfs : des chasseurs passaient à l’extrémité. Une fontaine sourdait à mes pieds ; au fond de cette fontaine, dans cette même forêt, Roland inamorato, non pas furioso, aperçut un palais de cristal rempli de dames et de chevaliers. Si le paladin, qui rejoignit les brillantes naïades, avait du moins laissé

  1. C’est toujours la romance de Cazotte, dont le troisième couplet commence ainsi :

    Sire Enguerrand venant d’Espagne,
    Passant par là, cuidait se délasser…