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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

Les femmes de Namur m’aidèrent à monter dans le fourgon, me recommandèrent au conducteur et me forcèrent d’accepter une couverture de laine. Je m’aperçus qu’elles me traitaient avec une sorte de respect et de déférence : il y a dans la nature du Français quelque chose de supérieur et de délicat que les autres peuples reconnaissent.

Les gens du prince de Ligne me déposèrent encore sur le chemin à l’entrée de Bruxelles et refusèrent mon dernier écu.

À Bruxelles, aucun hôtelier ne me voulut recevoir. Le Juif errant, Oreste populaire que la complainte conduit dans cette ville :

Quand il fut dans la ville
De Bruxelle en Brabant,


y fut mieux accueilli que moi, car il avait toujours cinq sous dans sa poche. Je frappais, on ouvrait ; en m’apercevant, on disait : « Passez ! passez ! » et l’on me fermait la porte au nez. On me chassa d’un café. Mes cheveux pendaient sur mon visage masqué par ma barbe et mes moustaches ; j’avais la cuisse entourée d’un torchis de foin ; par-dessus mon uniforme en loques, je portais la couverture de laine des Namuriennes, nouée à mon cou en guise de manteau. Le mendiant de l’Odyssée était plus insolent, mais n’était pas si pauvre que moi.

Je m’étais présenté d’abord inutilement à l’hôtel que j’avais habité avec mon frère : je fis une seconde tentative : comme j’approchais de la porte, j’aperçus le comte de Chateaubriand, descendant de voiture avec