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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

loin les chariots ; je les perdis bientôt de vue. À l’entrée de la ville, on m’arrêta. Tandis qu’on examinait mes papiers, je m’assis sous la porte. Les soldats de garde, à la vue de mon uniforme, m’offrirent un chiffon de pain de munition, et le caporal me présenta, dans un godet de verre bleu, du brandevin au poivre. Je faisais quelques façons pour boire à la coupe de l’hospitalité militaire : « Prends donc ! » s’écria-t-il en colère, en accompagnant son injonction d’un Sacrament der teufel (sacrement du diable) !

Ma traversée de Namur fut pénible : j’allais, m’appuyant contre les maisons. La première femme qui m’aperçut sortit de sa boutique, me donna le bras avec un air de compatissance, et m’aida à me traîner ; je la remerciai et elle répondit : « Non, non, soldat. » Bientôt d’autres femmes accoururent, apportèrent du pain, du vin, des fruits, du lait, du bouillon, de vieilles nippes, des couvertures. « Il est blessé », disaient les unes dans leur patois français-brabançon ; « il a la petite vérole », s’écriaient les autres, et elles écartaient leurs enfants. « Mais, jeune homme, vous ne pourrez marcher ; vous allez mourir ; restez à l’hôpital. » Elles me voulaient conduire à l’hôpital, elles se relayaient de porte en porte, et me conduisirent ainsi jusqu’à celle de la ville, en dehors de laquelle je retrouvai les fourgons. On a vu une paysanne me secourir, on verra une autre femme me recueillir à Guernesey. Femmes qui m’avez assisté dans ma détresse, si vous vivez encore, que Dieu soit en aide à vos vieux jours et à vos douleurs ! Si vous avez quitté la vie, que vos enfants aient en partage le bonheur que le ciel m’a longtemps refusé !