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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

pourrais durer quelques mois, peut-être une ou deux années, pourvu que je renonçasse à toute fatigue. « Ne comptez pas sur une longue carrière ; » tel fut le résumé de ses consultations.

La certitude acquise ainsi de ma fin prochaine, en augmentant le deuil naturel de mon imagination, me donna un incroyable repos d’esprit. Cette disposition intérieure explique un passage de la notice placée à la tête de l’Essai historique[1], et cet autre passage de l’Essai même : « Attaqué d’une maladie qui me laisse peu d’espoir, je vois les objets d’un œil tranquille ; l’air calme de la tombe se fait sentir au voyageur qui n’en est plus qu’à quelques journées[2]. » L’amertume des réflexions répandues dans l’Essai n’étonnera donc pas : c’est sous le coup d’un arrêt de mort, entre la sentence et l’exécution, que j’ai composé cet ouvrage. Un écrivain qui croyait toucher au terme, dans le dénûment de son exil, ne pouvait guère promener des regards riants sur le monde.

Mais comment traverser le temps de grâce qui m’était accordé ? J’aurais pu vivre ou mourir promptement de mon épée : on m’en interdisait l’usage ; que me restait-il ? une plume ? elle n’était ni connue, ni éprouvée, et j’en ignorais la puissance. Le goût des lettres inné en moi, des poésies de mon enfance, des ébauches de mes voyages, suffiraient-ils pour

  1. « D’ailleurs ma santé, dérangée par de longs voyages, beaucoup de soucis, de veilles et d’études, est si déplorable, que je crains de ne pouvoir remplir immédiatement la promesse que j’ai faite concernant les autres volumes de l’Essai historique. »
  2. Essai historique, livre premier, première partie, introduction, p. 4 de la première édition.