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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

l’Essai ; puis je retournais à mon œuvre de jour, les traductions. Nous nous réunissions pour dîner, à un schelling par tête, dans un estaminet ; de là, nous allions aux champs. Souvent aussi nous nous promenions seuls, car nous aimions tous deux à rêvasser.

Je dirigeais alors ma course à Kensington ou à Westminster. Kensington me plaisait ; j’errais dans sa partie solitaire, tandis que la partie qui touchait à Hyde-Park se couvrait d’une multitude brillante. Le contraste de mon indigence et de la richesse, de mon délaissement et de la foule, m’était agréable. Je voyais passer de loin les jeunes Anglaises avec cette confusion désireuse que me faisait éprouver autrefois ma sylphide, lorsque après l’avoir parée de toutes mes folies, j’osais à peine lever les yeux sur mon ouvrage. La mort, à laquelle je croyais toucher, ajoutait un mystère à cette vision d’un monde dont j’étais presque sorti. S’est-il jamais attaché un regard sur l’étranger assis au pied d’un pin ? Quelque belle femme avait-elle deviné l’invisible présence de René ?

À Westminster, autre passe-temps : dans ce labyrinthe de tombeaux, je pensais au mien prêt à s’ouvrir. Le buste d’un homme inconnu comme moi ne prendrait jamais place au milieu de ces illustres effigies ! Puis se montraient les sépulcres des monarques : Cromwel n’y était plus, et Charles Ier n’y était pas. Les cendres d’un traître, Robert d’Artois, reposaient sous les dalles que je pressais de mes pas fidèles. La destinée de Charles Ier venait de s’étendre sur Louis XVI ; chaque jour le fer moissonnait en France, et les fosses de mes parents étaient déjà creusées.

Les chants des maîtres de chapelle et les causeries