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Page:Chateaubriand - Mémoires d’outre-tombe t2.djvu/172

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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

Je comprends à peine aujourd’hui comment j’ai pu me livrer à des études aussi considérables, au milieu d’une vie active, errante et sujette à tant de revers. Mon opiniâtreté à l’ouvrage explique cette fécondité : dans ma jeunesse, j’ai souvent écrit douze et quinze heures sans quitter la table où j’étais assis, raturant et recomposant dix fois la même page. L’âge ne m’a rien fait perdre de cette faculté d’application : aujourd’hui mes correspondances diplomatiques, qui n’interrompent point mes compositions littéraires, sont entièrement de ma main.

L’Essai fit du bruit dans l’émigration : il était en contradiction avec les sentiments de mes compagnons d’infortune ; mon indépendance dans mes diverses positions sociales a presque toujours blessé les hommes avec qui je marchais. J’ai tour à tour été le chef d’armées différentes dont les soldats n’étaient pas de mon parti : j’ai mené les vieux royalistes à la conquête des libertés publiques, et surtout de la liberté de la presse, qu’ils détestaient : j’ai rallié les libéraux au nom de cette même liberté sous le drapeau des Bourbons qu’ils ont en horreur. Il arriva que l’opinion émigrée s’attacha, par amour-propre, à ma personne : les Revues anglaises ayant parlé de moi avec éloge, la louange rejaillit sur tout le corps des fidèles.

J’avais adressé des exemplaires de l’Essai à La Harpe, Ginguené et de Sales. Lemierre, neveu du poète du même nom et traducteur des poésies de Gray, m’écrivit de Paris, le 15 de juillet 1797, que mon Essai avait le plus grand succès. Il est certain que si l’Essai fut un moment connu, il fut presque aussitôt oublié :