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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

Les deux Frances se rencontrèrent sur ce sol nivelé par elles. Tout ce qui restait de sang et de souvenir dans la France des Croisades lutta contre ce qu’il y avait de nouveau sang et d’espérances dans la France de la Révolution. Le vainqueur sentit la grandeur du vaincu. Turreau, général des républicains, déclarait que « les Vendéens seraient placés dans l’histoire au premier rang des peuples soldats ». Un autre général écrivait à Merlin de Thionville : « Des troupes qui ont battu de tels Français peuvent bien se flatter de battre tous les autres peuples. » Les légions de Probus, dans leur chanson, en disaient autant de nos pères. Bonaparte appela les combats de la Vendée « des combats de géants ».

Dans la cohue du parloir, j’étais le seul à considérer avec admiration et respect le représentant de ces anciens Jacques qui, tout en brisant le joug de leurs seigneurs, repoussaient, sous Charles V, l’invasion étrangère : il me semblait voir un enfant de ces communes du temps de Charles VII, lesquelles, avec la petite noblesse de province, reconquirent pied à pied, de sillon en sillon, le sol de la France. Il avait l’air indifférent du sauvage ; son regard était grisâtre et inflexible comme une verge de fer ; sa lèvre inférieure tremblait sur ses dents serrées ; ses cheveux descendaient de sa tête en serpents engourdis, mais prêts à se redresser ; ses bras, pendant à ses côtés, donnaient une secousse nerveuse à d’énormes poignets tailladés de coups de sabre ; on l’aurait pris pour un scieur de long. Sa physionomie exprimait une nature populaire, rustique, mise, par la puissance des mœurs, au service d’intérêts et d’idées contraires