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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

meilleur homme : timide en ce qui le regardait, il devenait tout courage pour l’amitié ; il me le prouva lors de ma démission à l’occasion de la mort du duc d’Enghien. Dans la conversation il éclatait en colères littéraires risibles. En politique, il déraisonnait ; les crimes conventionnels lui avaient donné l’horreur de la liberté. Il détestait les journaux, la philosophaillerie, l’idéologie, et il communiqua cette haine à Bonaparte, quand il s’approcha du maître de l’Europe.

Nous allions nous promener dans la campagne ; nous nous arrêtions sous quelques-uns de ces larges ormes répandus dans les prairies. Appuyé contre le tronc de ces ormes, mon ami me contait son ancien voyage en Angleterre avant la Révolution, et les vers qu’il adressait alors à deux jeunes ladies, devenues vieilles à l’ombre des tours de Westminster ; tours qu’il retrouvait debout comme il les avait laissées, durant qu’à leur base s’étaient ensevelies les illusions et les heures de sa jeunesse.

Nous dînions souvent dans quelque taverne solitaire à Chelsea, sur la Tamise, en parlant de Milton et de Shakespeare : ils avaient vu ce que nous voyions ; ils s’étaient assis, comme nous, au bord de ce fleuve, pour nous fleuve étranger, pour eux fleuve de la patrie. Nous rentrions de nuit à Londres, aux rayons défaillants des étoiles, submergées l’une après l’autre dans le brouillard de la ville. Nous regagnions notre demeure, guidés par d’incertaines lueurs qui nous traçaient à peine la route à travers la fumée de charbon rougissant autour de chaque réverbère : ainsi s’écoule la vie du poète.