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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

dépouilles ; mais on se débat en vain sous leur joug. Tout tient de leurs couleurs ; partout s’impriment leurs traces ; ils inventent des mots et des noms qui vont grossir le vocabulaire général des peuples ; leurs expressions deviennent proverbes, leurs personnages fictifs se changent en personnages réels, lesquels ont hoirs et lignée. Ils ouvrent des horizons d’où jaillissent des faisceaux de lumière ; ils sèment des idées, germes de mille autres ; ils fournissent des imaginations, des sujets, des styles à tous les arts : leurs œuvres sont les mines ou les entrailles de l’esprit humain.

De tels génies occupent le premier rang ; leur immensité, leur variété, leur fécondité, leur originalité, les font reconnaître tout d’abord pour lois, exemplaires, moules, types des diverses intelligences, comme il y a quatre ou cinq races d’hommes sorties d’une seule souche, dont les autres ne sont que des rameaux. Donnons-nous de garde d’insulter aux désordres dans lesquels tombent quelquefois ces êtres puissants ; n’imitons pas Cham le maudit ; ne rions pas si nous rencontrons, nu et endormi, à l’ombre de l’arche échouée sur les montagnes d’Arménie, l’unique et solitaire nautonier de l’abîme. Respectons ce navigateur diluvien qui recommença la création après l’épuisement des cataractes du ciel : pieux enfants, bénis de notre père, couvrons-le pudiquement de notre manteau.

Shakespeare, de son vivant, n’a jamais pensé à vivre après sa vie : que lui importe aujourd’hui mon cantique d’admiration ? En admettant toutes les suppositions, en raisonnant d’après les vérités ou les erreurs dont l’esprit humain est pénétré ou imbu,