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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

qui venait de succéder à son père Léopold ; le 10 du même mois, on avait béatifié à Rome Benoît Labre : voilà deux mondes. La guerre précipita le reste de la noblesse hors de France. D’un côté, les persécutions redoublèrent ; de l’autre, il ne fut plus permis aux royalistes de rester à leurs foyers sans être réputés poltrons ; il fallut m’acheminer vers le camp que j’étais venu chercher de si loin. Mon oncle de Bedée et sa famille s’embarquèrent pour Jersey, et moi je partis pour Paris avec ma femme et mes sœurs Lucile et Julie.

Nous avions fait arrêter un appartement, faubourg Saint-Germain, cul-de-sac Férou, petit hôtel de Villette. Je me hâtai de chercher ma première société. Je revis les gens de lettres avec lesquels j’avais eu quelques relations. Dans les nouveaux visages, j’aperçus ceux du savant abbé Barthélemy[1] et du poète Saint-Ange[2].

  1. L’abbé Barthélemy (1716-1795), garde des médailles et antiques du cabinet du roi, membre de l’Académie française et de l’Académie des inscriptions, auteur du Voyage du jeune Anacharsis en Grèce vers le milieu du IVe siècle avant l’ère vulgaire. Il passa la plus grande partie de sa vie auprès du duc et de la duchesse de Choiseul dans leur terre de Chanteloup.
  2. Ange-François Fariau, dit de Saint-Ange (1747-1810), membre de l’Académie française. Sa traduction en vers des Métamorphoses d’Ovide lui avait valu une assez grande réputation. Si le poète Saint-Ange n’avait guère d’esprit, il avait encore moins de modestie. Le très spirituel abbé de Féletz le laissait entendre, d’une façon bien piquante, dans le feuilleton où il rendait compte de la réception du poète à l’Académie : « C’est un grand écueil pour tout le monde, écrivait-il, de parler de soi, et il semblait que c’en était un plus grand encore pour M. de Saint-Ange. Tout le monde l’attendait là, et tout le monde a été surpris ; il a bien attrapé les malins et les mauvais plaisants ; il a parlé de lui fort peu et très modestement. J’ai cinq cents témoins de ce que j’avance ici ; certainement, de toutes les Métamorphoses que nous devons à M. de Saint-Ange, ce n’est pas la moins étonnante. »