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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

d’un commun intérêt, les patrons et les clients. Cette classe jalouse, appelée bourgeoisie en France, qui commence à naître en Angleterre, n’existait pas : rien ne s’interposait entre les riches propriétaires et les hommes occupés de leur industrie. Tout n’était pas encore machine dans les professions manufacturières, folie dans les rangs privilégiés. Sur ces mêmes trottoirs où l’on voit maintenant se promener des figures sales et des hommes en redingote, passaient de petites filles en mantelet blanc, chapeau de paille noué sous le menton avec un ruban, corbeille au bras, dans laquelle étaient des fruits ou un livre ; toutes tenant les yeux baissés, toutes rougissant lorsqu’on les regardait. « L’Angleterre, dit Shakespeare, est un nid de cygnes au milieu des eaux. » Les redingotes sans habit étaient si peu d’usage à Londres, en 1793, qu’une femme, qui pleurait à chaudes larmes la mort de Louis XVI, me disait : « Mais, cher monsieur, est-il vrai que le pauvre roi était vêtu d’une redingote quand on lui coupa la tête ? »

Les gentlemen-farmers n’avaient point encore vendu leur patrimoine pour habiter Londres ; ils formaient encore dans la chambre des Communes cette fraction indépendante qui, se portant de l’opposition au ministère, maintenait les idées de liberté, d’ordre et de propriété. Ils chassaient le renard ou le faisan en automne, mangeaient l’oie grasse à Noël, criaient vivat au roastbeef, se plaignaient du présent, vantaient le passé, maudissaient Pitt et la guerre, laquelle augmentait le prix du vin de Porto, et se couchaient ivres pour recommencer le lendemain la même vie. Ils se tenaient assurés que la gloire de la Grande-