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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

çant et replaçant çà et là mes échafauds, j’ai monté la pierre et le ciment des constructions intermédiaires ; on employait plusieurs siècles à l’achèvement des cathédrales gothiques. Si le ciel m’accorde de vivre, le monument sera fini par mes diverses années ; l’architecte, toujours le même, aura seulement changé d’âge. Du reste, c’est un supplice de conserver intact son être intellectuel, emprisonné dans une enveloppe matérielle usée. Saint Augustin, sentant son argile tomber, disait à Dieu : « Servez de tabernacle à mon âme. » et il disait aux hommes : « Quand vous m’aurez connu dans ce livre, priez pour moi. »

Il faut compter trente-six ans entre les choses qui commencent mes Mémoires et celles qui m’occupent. Comment renouer avec quelque ardeur la narration d’un sujet rempli jadis pour moi de passion et de feu, quand ce ne sont plus des vivants avec qui je vais m’entretenir, quand il s’agit de réveiller des effigies glacées au fond de l’Éternité, de descendre dans un caveau funèbre pour y jouer à la vie ? Ne suis-je pas moi-même quasi mort ? Mes opinions ne sont-elles pas changées ? Vois-je les objets du même point de vue ? Ces événements personnels dont j’étais si troublé, les événements généraux et prodigieux qui les ont accompagnés ou suivis, n’en ont-ils pas diminué l’importance aux yeux du monde, ainsi qu’à mes propres yeux ? Quiconque prolonge sa carrière sent se refroidir ses heures ; il ne retrouve plus le lendemain l’intérêt qu’il portait à la veille. Lorsque je fouille dans mes pensées, il y a des noms et jusqu’à des personnages qui échappent à ma mémoire, et cependant ils avaient peut-être fait palpiter mon cœur : vanité