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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

ne laissant après elle ni vieille, ni nouvelle société ? N’avais-je pas à peindre dans mes Mémoires des tableaux d’une importance incomparablement au-dessus des scènes racontées par le duc de La Rochefoucauld ? À Dieppe même, qu’est-ce que la nonchalante et voluptueuse idole de Paris séduit et rebelle, auprès de madame la duchesse de Berry ? Les coups de canon qui annonçaient à la mer la présence de la veuve royale n’éclatent plus ; la flatterie de poudre et de fumée n’a laissé sur le rivage que le gémissement des flots[1].

Les deux filles de Bourbon, Anne-Geneviève et Marie-Caroline se sont retirées ; les deux matelots de la chanson du poète plébéien s’abîmeront ; Dieppe est vide de moi-même : c’était un autre moi, un moi de mes premiers jours finis, qui jadis habita ces lieux, et ce moi a succombé, car nos jours meurent avant nous. Ici vous m’avez vu, sous-lieutenant au régiment de Navarre, exercer des recrues sur les galets ; vous m’y avez revu exilé sous Bonaparte ; vous m’y rencontrerez de nouveau lorsque les journées de Juillet m’y surprendront. M’y voici encore ; j’y reprends la plume pour continuer mes confessions.

Afin de nous reconnaître, il est utile de jeter un coup d’œil sur l’état de mes Mémoires.


Il m’est arrivé ce qui arrive à tout entrepreneur qui travaille sur une grande échelle : j’ai, en premier lieu, élevé les pavillons des extrémités, puis, dépla-

  1. La duchesse de Berry, dans les derniers temps de la Restauration, avait mis à la mode la plage de Dieppe ; elle y allait chaque année, avec ses enfants, dans la saison des bains de mer.