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Page:Chateaubriand - Mémoires d’outre-tombe t2.djvu/270

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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

reconnût le grand homme, j’allais à l’estaminet lire à la dérobée mon éloge dans quelque petit journal inconnu. Tête à tête avec ma renommée, j’étendais mes courses jusqu’à la pompe à feu de Chaillot, sur ce même chemin où j’avais tant souffert en allant à la cour ; je n’étais pas plus à mon aise avec mes nouveaux honneurs. Quand ma supériorité dînait à trente sous au pays latin, elle avalait de travers, gênée par les regards dont elle se croyait l’objet. Je me contemplais, je me disais : « C’est pourtant toi, créature extraordinaire, qui manges comme un autre homme ! » Il y avait aux Champs-Élysées un café que j’affectionnais à cause de quelques rossignols suspendus en cage au pourtour intérieur de la salle ; madame Rousseau[1], la maîtresse du lieu, me connaissait de vue sans savoir qui j’étais. On m’apportait vers dix heures du soir une tasse de café, et je cherchais Atala dans les Petites-Affiches, à la voix de mes cinq ou six Philomèles. Hélas ! je vis bientôt mourir la pauvre madame Rousseau ; notre société des rossignols et de l’Indienne qui chantait : « Douce habitude d’aimer, si nécessaire à la vie ! » ne dura qu’un moment.

Si le succès ne pouvait prolonger en moi ce stupide engouement de ma vanité, ni pervertir ma raison, il avait des dangers d’une autre sorte ; ces dangers s’ac-

  1. Dans une lettre à Chênedollé, du 26 juillet 1820, Chateaubriand, qui venait d’être nommé à l’ambassade de Berlin, rappelait à son ami le bon temps où ils fréquentaient ensemble le petit café des Champs-Élysées : « … Ceci n’est pas un adieu, lui écrivait-il ; nous nous reverrons, nous finirons nos jours ensemble dans cette grande Babylone qu’on aime toujours en la maudissant, et nous nous rappellerons le bon temps de nos misères où nous prenions le détestable café de Mme Rousseau. »