Aller au contenu

Page:Chateaubriand - Mémoires d’outre-tombe t2.djvu/274

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
254
MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

de campagne près de Senlis (le Plessis)[1], où j’étais contraint d’aller dîner ; ce château avait appartenu au cardinal de Bernis. Lucien avait dans son jardin le tombeau de sa première femme[2], une dame moitié allemande et moitié espagnole, et le souvenir du poète cardinal. La nymphe nourricière d’un ruisseau creusé à la bêche était une mule qui tirait de l’eau d’un puits : c’était là le commencement de tous les fleuves que Bonaparte devait faire couler dans son empire. On travaillait à ma radiation ; on me nommait déjà, et je me nommais moi-même tout haut Chateaubriand, oubliant qu’il me fallait appeler Lassagne. Des émigrés m’arrivèrent, entre autres MM. de Bonald et Chênedollé. Christian de Lamoignon, mon camarade d’exil à Londres, me conduisit chez madame Récamier : le rideau se baissa subitement entre elle et moi.

La personne qui tint le plus de place dans mon existence, à mon retour de l’émigration, fut madame la comtesse de Beaumont. Elle demeurait une partie

  1. Le château du Plessis-Chamant.
  2. En 1794, Lucien-Bonaparte, âgé de dix-neuf ans, était garde-magasin des subsistances à Saint-Maximin (Var). Saint-Maximin s’appelait alors Marathon, et Lucien s’appelait Brutus. Brutus fit la cour à la sœur de l’aubergiste chez qui il logeait. Elle avait deux ans de plus que lui, n’avait reçu nulle instruction, ne savait pas même signer son nom — Catherine Boyer. Il l’épousa, le 15 floréal an II (4 mai 1794), par devant Jean-Baptiste Garnier, membre du Conseil général de la commune de Marathon. Nul membre de sa famille ne parut à ce mariage, pour lequel il s’était bien gardé de demander le consentement de sa mère et dont l’acte se trouvait entaché des illégalités les plus flagrantes. Devenu veuf au mois de mai 1800, il épousa, deux ans après, Marie-Laurence-Charlotte-Louise-Alexandrine de Bleschamp, femme divorcée de Jean-François-Hippolyte Jouberthon, ex-agent de change à Paris. La seconde femme de Lucien mourut seulement en 1855.