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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

quand les fenêtres de notre salon champêtre étaient ouvertes, madame de Beaumont remarquait diverses constellations, en me disant que je me rappellerais un jour qu’elle m’avait appris à les connaître : depuis que je l’ai perdue, non loin de son tombeau, à Rome, j’ai plusieurs fois, du milieu de la campagne, cherché au firmament les étoiles qu’elle m’avait nommées ; je les ai aperçues brillant au-dessus des montagnes de la Sabine ; le rayon prolongé de ces astres venait frapper la surface du Tibre. Le lieu où je les ai vus sur les bois de Savigny, et les lieux où je les revoyais, la mobilité de mes destinées, ce signe qu’une femme m’avait laissé dans le ciel pour me souvenir d’elle, tout cela brisait mon cœur. Par quel miracle l’homme consent-il à faire ce qu’il fait sur cette terre, lui qui doit mourir ?

Un soir, nous vîmes dans notre retraite quelqu’un entrer à la dérobée par une fenêtre et sortir par une autre : c’était M. Laborie ; il se sauvait des serres de Bonaparte[1]. Peu après apparut une de ces âmes en

  1. Roux de Laborie, né en 1769, mort en 1840. Marmontel dit de lui, dans ses Mémoires : « Le jeune homme qui avait pris soin de nous lier, M. Desèze et moi, était ce Laborie, connu dès dix-neuf ans par des écrits qu’on eût attribués sans peine à la maturité de l’esprit et du goût,… âme ingénieuse et sensible… aimable et heureux caractère. » En 1792, il avait été secrétaire de Bigot de Sainte-Croix, ministre des Affaires étrangères. Sous le Consulat, il fut attaché au cabinet de M. de Talleyrand. Norvins, dans son Mémorial, tome II, p. 269, raconte ainsi comment Laborie se « sauva des serres de Bonaparte »: — « Un jour que Paris ne l’avait pas vu, il s’inquiéta et apprit avec le plus grand étonnement qu’il avait passé la frontière. On disait même tout bas que la police n’avait pu l’atteindre, et plus bas encore on l’accusait d’avoir soustrait dans le cabinet de M. de Talleyrand un traité conclu entre le Premier Consul et l’empereur Paul, à qui Bonaparte avait généreusement renvoyé habillés,