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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

celle qui traite de matières transcendantes, s’avança seule d’un pas égal avec la civilisation ; malheureusement la gloire du savoir ne fut pas sans tache : les Laplace, les Lagrange, les Monge, les Chaptal, les Berthollet, tous ces prodiges, jadis fiers démocrates, devinrent les plus obséquieux serviteurs de Napoléon. Il faut le dire à l’honneur des lettres : la littérature nouvelle fut libre, la science servile ; le caractère ne répondit point au génie, et ceux dont la pensée était montée au plus haut du ciel ne purent élever leur âme au-dessus des pieds de Bonaparte : ils prétendaient n’avoir pas besoin de Dieu, c’est pourquoi ils avaient besoin d’un tyran.

Le classique napoléonien était le génie du XIXe siècle affublé de la perruque de Louis XIV, ou frisé comme au temps de Louis XV. Bonaparte avait voulu que les hommes de la Révolution ne parussent à la cour qu’en habit habillé, l’épée au côté. On ne voyait pas la France du moment ; ce n’était pas de l’ordre, c’était de la discipline. Aussi rien n’était plus ennuyeux que cette pâle résurrection de la littérature d’autrefois. Ce calque froid, cet anachronisme improductif, disparut quand la littérature nouvelle fit irruption avec fracas par le Génie du Christianisme. La mort du duc d’Enghien eut pour moi l’avantage, en me jetant à l’écart, de me laisser suivre dans la solitude mon inspiration particulière et de m’empêcher de m’enrégimenter dans l’infanterie régulière du vieux Pinde : je dus à ma liberté morale ma liberté intellectuelle.

Au dernier chapitre du Génie du Christianisme, j’examine ce que serait devenu le monde si la foi n’eût pas été prêchée au moment de l’invasion des Bar-