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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

naître Raphaël et sortir de terre le dôme de Michel-Ange.

De retour à Avignon, je cherchai le palais des papes, et l’on me montra la Glacière : la Révolution s’en est prise aux lieux célèbres : les souvenirs du passé sont obligés de pousser au travers et de reverdir sur des ossements[1]. Hélas ! les gémissements des victimes meurent vite après elles ; ils arrivent à peine à quelque écho qui les fait survivre un moment, quand déjà la voix dont ils s’exhalaient est éteinte. Mais tandis que le cri des douleurs expirait au bord du Rhône, on entendait dans le lointain les sons du luth de Pétrarque ; une canzone solitaire, échappée de la tombe, continuait à charmer Vaucluse d’une immortelle mélancolie et de chagrins d’amour d’autrefois.

Alain Chartier était venu de Bayeux se faire en-

  1. Onze ans auparavant, les 16 et 17 octobre 1791, la Glacière d’Avignon avait été le théâtre d’un odieux massacre organisé par les chefs du parti révolutionnaire, Jourdan Coupe-Tête, Mainvielle et Duprat, dignes précurseurs des égorgeurs de septembre. « À mesure, dit M. Louis Blanc, que les patrouilles amenaient un captif, on l’abattait d’un coup de sabre ou de bâton ; puis, sans même s’assurer s’il était bien mort, on allait le précipiter au fond de la tour sanglante. Rien qui pût fléchir la barbarie des assassins ; ni la jeunesse, ni l’enfance… Dampmartin, qui était présent à l’ouverture de la fosse, assure qu’on en retira cent dix corps, parmi lesquels les chirurgiens distinguèrent soixante-dix hommes, trente-deux femmes et huit enfants… D’un autre côté, une relation semi-officielle porte que, quand on ouvrit la fosse, on trouva des corps à genoux contre le mur, dans une attitude qui prouvait qu’ils avaient été enterrés vifs… Jourdan et les siens avaient eu beau jeter des torrents d’eau et des baquets de chaux vive dans l’horrible fosse : sur un des côtés du mur, il était resté, pour dénoncer leur crime, une longue traînée de sang qu’on ne put jamais effacer. » (Louis Blanc, Histoire de la Révolution française, t. VI, p. 163 et 166.)