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Page:Chateaubriand - Mémoires d’outre-tombe t2.djvu/35

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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

MARAT ET SES AMIS.

D’après ces préséances de hideur, passait successivement, mêlée aux fantômes des Seize, une série de têtes de gorgones. L’ancien médecin des gardes du corps du comte d’Artois, l’embryon suisse Marat[1], les pieds nus dans des sabots ou des souliers ferrés, pérorait le premier, en vertu de ses incontestables droits. Nanti de l’office de fou à la cour du peuple, il s’écriait, avec une physionomie plate et ce demi-sourire d’une banalité de politesse que l’ancienne éducation mettait sur toutes les faces : « Peuple, il te faut couper deux cent soixante-dix mille têtes ! » À ce Caligula de carrefour succédait le cordonnier athée, Chaumette[2]. Celui-ci était suivi du procureur général de la lanterne, Camille Desmoulins, Cicéron bègue, conseiller public de meurtres, épuisé de débauches, léger républicain à calembours et à bons mots, diseur de gaudrioles de cimetière, lequel déclara qu’aux massacres de septembre, tout s’était passé avec ordre. Il consentait à devenir Spartiate, pourvu qu’on laissât la façon du brouet noir au restaurateur Méot[3].

  1. Jean-Paul Marat, membre de la Convention, né à Boudry (Suisse) le 24 mai 1743, mort à Paris le 14 juillet 1793.
  2. Pierre-Gaspard Chaumette, né à Nevers le 24 mai 1763, guillotiné le 13 avril 1794. Fils d’un cordonnier, il n’exerça jamais lui-même cette profession. Son père lui avait fait commencer ses études, qu’il abandonna bientôt pour s’embarquer. Il fut successivement mousse, timonier, copiste et clerc de procureur. Il se faisait gloire d’être athée et déclarait « qu’il n’y avait d’autre Dieu que le peuple ».
  3. Benoît-Camille Desmoulins (1760-1794), député de Paris à la Convention. — Méot, qui avait ses salons au Palais-Royal,